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A nos amis - QUATRIEME PARTIE : GOOGLE, FACEBOOK, TECHNOLOGIES ET CYBERNETIQUE

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Message par Knarvalay Dim 5 Juin - 11:07

La généalogie est peu connue, et mérite pourtant de l’être : Twitter provient d’un programme nommé TXTMob, inventé par des activistes américains pour se coordonner par téléphone portable lors des manifestations contre la convention nationale du parti républicain en 2004. Cette application aurait été utilisée par quelque 5000 personnes pour partager en temps réel des informations sur les différentes actions et les mouvements de la police. Twitter, lancé deux ans plus tard, fut lui aussi utilisé à des fins similaires, en Moldavie par exemple, et les manifestations iraniennes de 2009 ont popularisé l’idée qu’il était l’outil nécessaire à la coordination des insurgés, particulièrement contre les dictatures. En 2011, alors que les émeutes touchaient une Angleterre que l’on pensait définitivement impassible, des journalistes affabulèrent logiquement que le tweet avait facilité la propagation des troubles depuis leur épicentre, Tottenham. Il s’avéra que pour leurs communications, les émeutiers avaient plutôt jeté leur dévolu sur les Blackberry, des téléphones sécurisés mis au point pour le top management des banques et des multinationales et dont les services secrets britanniques n’avaient même pas les clefs de décryptage. Un groupe de hackers pirata d’ailleurs le site de Blackberry pour le dissuader, après coup, de coopérer avec la police. Si Twitter, cette fois, permit une autoorganisation, ce fut plutôt celle des hordes de balayeurs-citoyens, qui entendaient nettoyer et réparer les dégâts causés par les affrontements et les pillages. Cette initiative fut relayée et coordonnée par Crisis Commons: un «réseau de volontaires qui travaillent ensemble pour construire et utiliser des outils technologiques qui aident à répondre aux désastres et à augmenter la résilience et la réponse à une crise». Un torchon de gauche français compara à l’époque cette initiative à l’organisation de la Puerta del Sol durant le mouvement dit « des indignés ». L’amalgame peut paraître absurde entre une initiative qui vise à accélérer le retour à l’ordre et le fait de s’organiser pour vivre à plusieurs milliers sur une place occupée, malgré les assauts répétés de la police. Sauf à ne voir ici que deux gestes spontanés, connectés et citoyens. Les «indignés» espagnols, du moins une part non négligeable d’entre eux, ont, dès le 15-M, mis en avant leur foi dans l’utopie de la citoyenneté connectée. Pour eux, les réseaux sociaux informatiques avaient non seulement accé- léré la propagation du mouvement de 2011, mais aussi et surtout posé les bases d’un nouveau type d’organisation politique, pour la lutte et pour la société : une démocratie connectée, participative, transparente. Il est toujours fâcheux, pour des « révolutionnaires », de partager une telle idée avec Jared Cohen, le conseiller en antiterrorisme du gouvernement américain qui contacta et poussa Twitter durant la « révolution iranienne » de 2009 à maintenir son fonctionnement face à la censure. Jared Cohen a récemment co-écrit avec l’ex-patron de Google, Eric Schmidt, un livre politique glaçant, The New Digital Age. On y lit dès la première page cette phrase captieuse : «Internet est la plus vaste expérience impliquant l’anarchie dans l’histoire.» « À Tripoli, Tottenham ou Wall Street, les gens ont protesté contre l’échec des politiques actuelles et les maigres possibilités offertes par le système électoral... Ils ont perdu la foi dans le gouvernement et les autres institutions centralisées du pouvoir... Il n’y a pas de justification viable au fait qu’un système démocratique limite la participation des citoyens au seul fait de voter. Nous vivons dans un monde où les gens ordinaires contribuent à Wikipedia ; organisent en ligne des manifestations dans le cyberespace et dans le monde physique, comme les révolutions égyptienne et tunisienne ou le mouvement des indignés en Espagne ; et décortiquent les câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks. Les mêmes technologies qui nous permettent de travailler ensemble à distance créent l’espoir que nous puissions mieux nous gouverner. » Ce n’est pas une « indignée » qui parle, ou si c’en est une il faut préciser qu’elle a longtemps campé dans un bureau de la Maison Blanche : Beth Noveck dirigeait l’initiative pour l’«Open Government» de l’administration Obama. Ce programme part du constat que la fonction gouvernementale consiste désormais dans la mise en relation des citoyens et la mise à disposition des informations retenues au sein de la machine bureaucratique. Ainsi pour la mairie de New York, «la structure hiérarchique qui se fonde sur le fait que le gouvernement saurait ce qui est bon pour vous est périmée. Le nouveau modèle pour ce siècle s’appuie sur la cocréation et la collaboration.»


Sans surprise, le concept d’Open Government Data fut élaboré non par des politiciens mais par des informaticiens – par ailleurs fervents défenseurs du développement logiciel open source – qui invoquaient l’ambition des Pères fondateurs des États-Unis – que «chaque citoyen prenne part au gouvernement». Le gouvernement, ici, est réduit à un rôle d’animateur ou de facilitateur, ultimement à celui de «plateforme de coordination de l’action citoyenne». Le parallèle avec les réseaux sociaux est entièrement assumé. «Comment la ville peut-elle se penser de la même façon que l’écosystème d’API [interfaces de programmation] de Facebook ou de Twitter ?», se demande-t-on à la mairie de New York. «Cela doit nous permettre de produire une expérience de gouvernement plus centrée sur l’utilisateur, car l’enjeu n’est pas seulement la consommation, mais la coproduction de services publics et de démocratie.» Même en rangeant ces discours au rang d’élucubrations, fruits des cerveaux quelque peu surchauffés de la Silicon Valley, cela confirme que la pratique du gouvernement s’identifie de moins en moins à la souveraineté étatique. À l’heure des réseaux, gouverner signifie assurer l’interconnexion des hommes, des objets et des machines ainsi que la circulation libre, c’est-à-dire transparente, c’est-à-dire contrôlable, de l’information ainsi produite. Or voilà une activité qui s’accomplit déjà largement en dehors des appareils d’État, même si ceux-ci tentent par tous les moyens d’en conserver le contrôle. Facebook est certainement moins le modèle d’une nouvelle forme de gouvernement que sa réalité déjà en acte. Le fait que des révolutionnaires l’aient employé et l’emploient pour se retrouver en masse dans la rue prouve seulement qu’il est possible d’utiliser Facebook, par endroits, contre lui-même, contre sa vocation essentiellement policière.

Lorsque les informaticiens s’introduisent aujourd’hui dans les palais présidentiels et les mairies des plus grandes villes du monde, c’est moins pour s’y installer que pour y énoncer les nouvelles règles du jeu : désormais, les administrations sont en concurrence avec d’autres prestataires des mêmes services, qui, malheureusement pour elles, ont quelques coups d’avance. Proposant les services de son cloud pour mettre à l’abri des révolutions les services de l’État, tel le cadastre désormais accessible comme application pour smartphone, The New Digital Age assène : «Dans le futur, les gens ne sauvegarderont pas seulement leurs données: ils sauvegarderont leur gouvernement.» Et, au cas où l’on n’aurait pas bien compris qui est le boss maintenant, il conclut: «Les gouvernements peuvent s’effondrer et des guerres peuvent détruire les infrastructures physiques, les institutions virtuelles leur survivront.» Ce qui se cache, avec Google, sous les dehors d’une innocente interface, d’un moteur de recherche d’une rare efficacité, est un projet explicitement politique. Une entreprise qui cartographie la planète Terre, dépêchant des équipes dans chacune des rues de chacune de ses villes, ne peut avoir des visées platement commerciales. On ne cartographie jamais que ce dont on médite de s’emparer.

Il est un peu troublant de constater que, sous les tentes qui recouvraient le Zuccotti Park aussi bien que dans les bureaux des cabinets de prospective – c’est-à-dire un peu plus haut dans le ciel de New York –, on pense la réponse au désastre dans les mêmes termes: connexion, réseau, auto-organisation. C’est le signe qu’en même temps que se mettaient en place les nouvelles technologies de communication qui désormais tissent, non seulement leur toile sur la Terre, mais la texture même du monde dans lequel nous vivons, une certaine manière de penser et de gouverner était en train de gagner. Or les bases de cette nouvelle science de gouvernement furent posées par ceux-là mêmes, ingénieurs et scientifiques, qui inventaient les moyens techniques de son application. L’histoire est la suivante : le mathé- maticien Nobert Wiener, alors qu’il finissait de travailler pour l’armée américaine, entreprit dans les années 1940 de fonder en même temps qu’une nouvelle science une nouvelle définition de l’homme, de son rapport au monde, de son rapport à soi. Claude Shannon, ingénieur chez Bell et au MIT, dont les travaux sur l’échantillonnage ou la mesure de l’information servirent au développement des télécommunications, prit part à cette entreprise. De même que Gregory Bateson, anthropologue à Harvard, employé par les services secrets américains en Asie du Sud-Est durant la Seconde Guerre mondiale et fondateur de l’école de Palo Alto. Ou encore John von Neumann, le rédacteur du First Draft of a Report on the EDVAC, considéré comme le texte fondateur de la science informatique, l’inventeur de la théorie des jeux, apport déterminant à l’économie néolibérale, partisan d’une attaque nucléaire préventive contre l’URSS et qui, après avoir déterminé le point optimal où larguer la Bombe sur le Japon, ne se lassa jamais de rendre divers services à l’armée américaine et à la toute jeune CIA.

Ceux-là mêmes, donc, qui contribuèrent de façon non négligeable au développement des nouveaux moyens de communication et de traitement de l’information après la Seconde Guerre mondiale, jetèrent aussi les bases de cette « science » que Wiener appela la « cybernétique ». Un terme qu’Ampère, un siècle plus tôt, avait eu la bonne idée de définir comme la « science du gouvernement». Ainsi, voilà donc un art de gouverner dont l’acte de fondation est presque oublié, mais dont les concepts ont fait leur chemin souterrainement, se déployant en même temps que les câbles que l’on tirait l’un après l’autre sur toute la surface du globe, irriguant l’informatique autant que la biologie, l’intelligence artificielle, le management ou les sciences cognitives.

Nous ne vivons pas, depuis 2008, une brusque et inattendue « crise économique », nous assistons seulement à la lente faillite de l’économie politique en tant qu’art de gouverner. L’économie n’a jamais été ni une réalité ni une science ; elle est née d’emblée, au xviie siècle, comme art de gouverner les populations. Il fallait éviter la disette pour éviter l’émeute, d’où l’importance de la question des «grains», et produire de la richesse pour accroître la puissance du souverain. «La voie la plus sûre pour tout gouvernement est de s’appuyer sur les intérêts des hommes», disait Hamilton. Gouverner voulait dire, une fois élucidées les lois «naturelles» de l’économie, laisser jouer son mécanisme harmonieux, mouvoir les hommes en manœuvrant leurs intérêts. Harmonie, prévisibilité des conduites, avenir radieux, rationalité supposée des acteurs. Tout cela impliquait une certaine confiance, pouvoir «faire crédit». Or ce sont justement ces fondements de la vieille pratique gouvernementale que la gestion par la crise permanente vient pulvériser. Nous ne vivons pas une massive «crise de la confiance», mais la fin de la confiance, devenue superflue au gouvernement. Là où règnent le contrôle et la transparence, là où la conduite des sujets est anticipée en temps réel par le traitement algorithmique de la masse d’informations disponibles sur eux, il n’y a plus besoin de leur faire confiance ni qu’ils fassent confiance : il suffit qu’ils soient suffisamment surveillés. Comme disait Lénine, «la confiance, c’est bien; le contrôle, c’est mieux».

La crise de confiance de l’Occident en lu-imême, en son savoir, en son langage, en sa raison, en son libéralisme, en son sujet et dans le monde, remonte en fait à la fin du xixe siècle ; elle éclate en tous domaines avec et autour de la Première Guerre mondiale. La cybernétique s’est développée sur cette plaie ouverte de la modernité ; elle s’est imposée comme remède à la crise existentielle et donc gouvernementale de l’Occident. «Nous sommes, estimait Wiener, des naufragés sur une planète vouée à la mort […] Dans un naufrage, même les règles et les valeurs humaines ne disparaissent pas nécessairement et nous avons à en tirer le meilleur parti possible. Nous serons engloutis mais il convient que ce soit d’une manière que nous puissions dès maintenant considérer comme digne de notre grandeur.» Le gouvernement cybernétique est par nature apocalyptique. Sa finalité est d’empêcher localement le mouvement spontanément entropique, chaotique, du monde et d’assurer des «îlots d’ordre», de stabilité, et – qui sait ? – la perpétuelle autorégulation des systèmes, par la circulation débridée, transparente et contrôlable de l’information. «La communication est le ciment de la société et ceux dont le travail consiste à maintenir libres les voies de communication sont ceux-là mêmes dont dépend surtout la perpétuité ou la chute de notre civilisation», croyait savoir Wiener.

Dans les années 1980, Terry Winograd, le mentor de Larry Page, un des fondateurs de Google, et Fernando Florès, l’ancien ministre de l’Économie de Salvador Allende, écrivaient au sujet de la conception en informatique qu’elle est « d’ordre ontologique. Elle constitue une intervention sur l’arrière-fond de notre héritage culturel et nous pousse hors des habitudes toutes faites de notre vie, affectant profondément nos manières d’être. […] Elle est nécessairement réflexive et politique. » On peut en dire autant de la cybernétique. Officiellement, nous sommes encore gouvernés par le vieux paradigme occidental dualiste où il y a le sujet et le monde, l’individu et la société, les hommes et les machines, l’esprit et le corps, le vivant et l’inerte ; ce sont des distinctions que le sens commun tient encore pour valides. En réalité, le capitalisme cybernétisé pratique une ontologie, et donc une anthropologie, dont il réserve la primeur à ses cadres. Le sujet occidental rationnel, conscient de ses intérêts, aspirant à la maîtrise du monde et gouvernable par là, laisse place à la conception cybernétique d’un être sans intériorité, d’un selfless self, d’un Moi sans Moi, émergent, climatique, constitué par son extériorité, par ses relations. Un être qui, armé de son Apple Watch, en vient à s’appréhender intégralement à partir du dehors, à partir des statistiques qu’engendre chacune de ses conduites. Un Quantified Self qui voudrait bien contrôler, mesurer et désespérément optimiser chacun de ses gestes, chacun de ses affects. Pour la cybernétique la plus avancée, il n’y a déjà plus l’homme et son environnement, mais un être-système inscrit lui-même dans un ensemble de systèmes complexes d’informations, sièges de processus d’auto-organisation. «Pour l’homme, être vivant équivaut à participer à un large système mondial de communication», avançait Wiener en 1948. Tout comme l’économie politique a produit un homo œconomicus gérable dans le cadre d’États industriels, la cybernétique produit sa propre humanité. Une humanité transparente, vidée par les flux mêmes qui la traversent, électrisée par l’information, attachée au monde par une quantité toujours croissante de dispositifs. Une humanité inséparable de son environnement technologique car constituée par lui, et par là conduite. Tel est l’objet du gouvernement désormais: non plus l’homme ni ses intérêts, mais son « environnement social». Un environnement dont le modèle est la ville intelligente. Intelligente parce qu’elle produit, grâce à ses capteurs, de l’information dont le traitement en temps réel permet l’autogestion. Et intelligente parce qu’elle produit et est produite par des habitants intelligents. L’économie politique régnait sur les êtres en les laissant libres de poursuivre leur intérêt, la cybernétique les contrôle en les laissant libres de communiquer. « Nous devons réinventer les systèmes sociaux dans un cadre contrôlé», résumait Alex Pentland, professeur au MIT, dans un article de 2011.

La vision la plus pétrifiante et la plus réaliste de la métropole à venir ne se trouve pas dans les brochures qu’IBM distribue aux municipalités pour leur vendre la mise sous contrôle des flux d’eau, d’électricité ou du trafic routier. C’est plutôt celle qui s’est développée a priori « contre» cette vision orwellienne de la ville : des « smarter cities» co-produites par leurs habitants eux-mêmes (en tout cas par les plus connectés d’entre eux). Un autre professeur du MIT en voyage en Catalogne se réjouit de voir sa capitale devenir peu à peu une « fab city » : « Assis ici en plein cœur de Barcelone je vois qu’une nouvelle ville s’invente dans laquelle tout le monde pourra avoir accès aux outils pour qu’elle devienne entièrement autonome. » Les citoyens ne sont donc plus des subalternes mais des smart people; «des récepteurs et générateurs d’idées, de services et de solutions», comme dit l’un d’entre eux. Dans cette vision, la métropole ne devient pas smart par la décision et l’action d’un gouvernement central, mais surgit, tel un «ordre spontané», quand ses habitants «trouvent de nouveaux moyens de fabriquer, relier et donner du sens à leurs propres données». Ainsi naît la métropole résiliente, celle qui doit résister à tous les désastres.

Derrière la promesse futuriste d’un monde d’hommes et d’objets intégralement connectés – quand voitures, frigos, montres, aspirateurs et godemichés seront directement reliés entre eux et à l’Internet –, il y a ce qui est déjà là : le fait que le plus polyvalent des capteurs soit déjà en fonctionnement, moi-même. « Je » partage ma géolocalisation, mon humeur, mes avis, mon récit de ce que j’ai vu aujourd’hui d’incroyable ou d’incroyablement banal. J’ai couru ; j’ai immédiatement partagé mon parcours, mon temps, mes performances et leur autoévaluation. Je poste en permanence des photos de mes vacances, de mes soirées, de mes émeutes, de mes collègues, de ce que je vais manger comme de ce que je vais baiser. J’ai l’air de ne rien faire et pourtant je produis, en permanence, de la donnée. Que je travaille ou pas, ma vie quotidienne, comme stock d’informations, reste intégralement valorisable.

« Grâce aux réseaux diffus de capteurs, nous aurons sur nous-mêmes le point de vue omniscient de Dieu. Pour la première fois, nous pouvons cartographier précisément la conduite de masses de gens jusque dans leur vie quotidienne », s’enthousiasme Alex Pentland. Les grands réservoirs réfrigérés de données constituent le garde-manger du gouvernement présent. En fouinant dans les bases de données produites et mises à jour en permanence par la vie quotidienne des humains connectés, il cherche les corrélations qui permettent d’établir non pas des lois universelles, ni même des «pourquoi», mais des «quand», des «quoi», des prédictions ponctuelles et situées, des oracles. Gérer l’imprévisible, gouverner l’ingouvernable et non plus tenter de l’abolir, telle est l’ambition déclarée de la cybernétique. La question du gouvernement cybernétique n’est pas seulement, comme au temps de l’économie politique, de prévoir pour orienter l’action, mais d’agir directement sur le virtuel, de structurer les possibles. La police de Los Angeles s’est dotée il y a quelques années d’un nouveau logiciel informatique nommé «Prepol». Il calcule, à partir d’une foultitude de statistiques sur le crime, les probabilités que soit commis tel ou tel délit, quartier par quartier, rue par rue. C’est le logiciel lui-même qui, à partir de ces probabilités mises à jour en temps réel, ordonne les patrouilles de police dans la ville. Un Père cybernéticien écrivait, dans Le Monde, en 1948 : «Nous pouvons rêver à un temps où la machine à gouverner viendrait suppléer – pour le bien ou pour le mal, qui sait ? – l’insuffisance aujourd’hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique. » Chaque époque rêve la suivante, quitte à ce que le rêve de l’une devienne le cauchemar quotidien de l’autre.

Si l’on s’insinue dans l’intimité de chacun et de tous, c’est moins pour produire des fiches individuelles que de grandes bases statistiques qui font sens par le nombre. Il est plus économe de corréler les caractéristiques communes des individus en une multitude de « profils », et les devenirs probables qui en découlent. On ne s’intéresse pas à l’individu présent et entier, seulement à ce qui permet de déterminer ses lignes de fuite potentielles. L’intérêt d’appliquer la surveillance sur des profils, des « événements » et des virtualités, c’est que les entités statistiques ne se révoltent pas; et que les individus peuvent toujours prétendre ne pas être surveillés, du moins en tant que personnes. Quand la gouvernementalité cybernétique opère déjà d’après une logique toute neuve, ses sujets actuels continuent de se penser d’après l’ancien paradigme. Nous croyons que nos données «personnelles» nous appartiennent, comme notre voiture ou nos chaussures, et que nous ne faisons qu’exercer notre «liberté individuelle» en décidant de laisser Google, Facebook, Apple, Amazon ou la police y avoir accès, sans voir que cela a des effets immédiats sur ceux qui le refusent, et qui seront désormais traités en suspects, en déviants potentiels. «À n’en pas douter, prévoit The New Digital Age, il y aura encore dans le futur des gens qui résistent à l’adoption et à l’usage de la technologie, des gens qui refusent d’avoir un profil virtuel, un smartphone, ou le moindre contact avec des systèmes de données online. De son côté, un gouvernement peut suspecter des gens qui désertent complètement tout cela d’avoir quelque chose à cacher et d’être ainsi plus susceptibles d’enfreindre la loi. Comme mesure antiterroriste, le gouvernement constituera donc un fichier des “gens cachés”. Si vous n’avez aucun profil connu sur aucun réseau social ou pas d’abonnement à un téléphone mobile, et s’il est particulièrement difficile de trouver des références sur vous sur Internet, vous pourriez bien être candidat pour un tel fichier. Vous pourriez aussi vous voir appliquer tout un ensemble de règlements particuliers comme des fouilles rigoureuses dans les aéroports.»


Les services de sécurité en viennent donc à considérer comme plus crédible un profil Facebook que l’individu censé se cacher derrière. Cela indique assez la porosité entre ce que l’on appelait encore le virtuel et le réel. L’accélération de la mise en données du monde rend, effectivement, toujours moins pertinent le fait de penser comme séparés monde connecté et monde physique, cyberespace et réalité. «Regardez Android, Gmail, Google Maps, Google Search. C’est ça que nous faisons. Nous fabriquons des produits sans lesquels il est impossible de vivre», affirmet-on à Mountain View. Depuis quelques années, l’omniprésence des objets connectés dans la vie quotidienne des humains entraîne pourtant, de la part de ces derniers, quelques réflexes de survie. Certains barmans ont décidé de bannir les Google Glass de leurs établissements – qui deviennent d’ailleurs ainsi réellement branchés. Des initiatives fleurissent qui incitent à se déconnecter ponctuellement (un jour par semaine, un week-end, un mois) pour mesurer sa dépendance aux objets technologiques et revivre une «authentique» expérience du réel. La tentative se révèle bien sûr vaine. Le sympathique week-end en bord de mer avec sa famille et sans smartphone se vit d’abord en tant qu’expérience de la déconnexion ; c’est-à-dire qu’elle est immédiatement projetée dans le moment de la reconnexion, et de son partage sur le réseau. À terme, cependant, le rapport abstrait de l’homme occidental au monde s’étant objectivé dans tout un ensemble de dispositifs, dans tout un univers de reproductions virtuelles, le chemin vers la présence s’en trouve paradoxalement réouvert. Comme nous nous sommes détachés de tout, nous finirons par nous détacher même de notre détachement. Le matraquage technologique nous rendra finalement la capacité à nous émouvoir de l’existence nue, sans pixel. Il aura fallu que toutes sortes d’écrans s’interposent entre nous et le monde pour nous restituer, par contraste, l’incomparable chatoiement du monde sensible, l’émerveillement devant ce qui est là. Il aura fallu que des centaines d’« amis » qui n’en ont rien à foutre de nous nous likent sur Facebook pour mieux nous ridiculiser après, pour que nous retrouvions l’antique goût de l’amitié. À défaut d’avoir réussi à faire des ordinateurs capables d’égaler l’homme, on a entrepris d’appauvrir l’expérience humaine jusqu’au point où la vie peut se confondre avec sa modélisation numérique. Il a fallu que le voyageur cède la place au touriste pour que l’on s’imagine que celui-ci acceptera de payer pour parcourir le monde par hologramme depuis son salon. Mais la moindre expérience réelle fera exploser la misère de cet escamotage. C’est sa misère qui, à la fin, abattra la cybernétique. Pour une génération sur-individualisée dont la socialité primaire avait été celle des réseaux sociaux, la grève étudiante québécoise de 2012 fut d’abord la révélation foudroyante de la puissance insurrectionnelle du simple fait d’être ensemble et de se mettre en marche. On se sera rencontré comme jamais, jusqu’à ce que ces amitiés insurgentes viennent heurter les cordons de flics. Les souricières ne pouvaient rien contre cela : elles étaient au contraire devenues une autre façon de s’éprouver ensemble. «La fin du Moi sera la genèse de la présence», augurait Giorgio Cesarano dans son Manuel de survie. La vertu des hackers a été de partir de la matérialité de l’univers réputé virtuel. Comme le dit un membre de Telecomix, un groupe de hackers qui s’illustra en aidant les Syriens à contourner le contrôle étatique sur les communications Internet, si le hacker est en avance sur son temps c’est qu’il «n’a pas considéré ce nouvel outil [Internet] comme un monde virtuel à part, mais bien comme une extension de la réalité physique». C’est d’autant plus flagrant maintenant que le mouvement hacker se projette hors des écrans pour ouvrir des hackerspaces, où l’on peut décortiquer, bidouiller, bricoler autant des logiciels informatiques que des objets. L’extension et la mise en réseau du Do It Yourself a entraîné son lot de prétentions : il s’agit de bidouiller les choses, la rue, la ville, la société, et même la vie. Certains progressistes maladifs se sont empressés d’y voir les prémisses d’une nouvelle économie, voire d’une nouvelle civilisation, cette fois basée sur le «partage». Sauf que la présente économie capitaliste valorise déjà la «création», hors des anciens carcans industriels. Les managers sont incités à faciliter la libération des initiatives, promouvoir les projets innovants, la créativité, le génie, voire la déviance – «l’entreprise du futur doit protéger le déviant, car c’est le déviant qui innove et qui est capable de créer de la rationalité dans l’inconnu», disent-ils. La valeur aujourd’hui ne se cherche ni dans les nouvelles fonctionnalités d’une marchandise, ni même dans sa désirabilité ou son sens, mais dans l’expérience qu’elle offre au consommateur. Alors pourquoi ne pas lui offrir, à ce consommateur, l’expérience ultime de passer de l’autre côté du processus de création? Dans cette perspective, les hackerspaces ou les fablabs deviennent des espaces où peuvent se réaliser les « projets » des « consommateurs-innovateurs» et émerger «de nouvelles places de marché». À San Francisco, la société Techshop prétend développer un nouveau genre de clubs de fitness où, en échange d’une adhésion annuelle, «on se rend chaque semaine pour bricoler, créer et développer ses projets». Le fait que l’armée américaine finance des lieux similaires dans le cadre du programme Cyber Fast Track de la DARPA (Defense Advance Research Project Agency) ne condamne pas en tant que tels les hackerspaces. Pas plus que leur capture au sein du mouvement «Maker» ne condamne ces espaces où l’on peut ensemble construire, réparer ou détourner les objets industriels de leurs usages premiers, à participer d’une énième restructuration du processus de production capitaliste. Les kits de construction de village, comme celui d’Open Source Ecology avec ses cinquante machines modulables – tracteur, fraiseuse, bétonnière, etc. – et modules d’habitation à construire soi-même, pourraient aussi avoir une autre destinée que celle de servir à fonder une «petite civilisation avec tout le confort moderne» ou à créer « des économies entières », un « système financier» ou une «nouvelle gouvernance» comme le rêve son actuel gourou. L’agriculture urbaine, qui s’installe sur les toits des immeubles ou les friches industrielles – à l’instar des 1300 jardins communautaires de Détroit –, pourrait avoir d’autres ambitions que de participer à la reprise économique ou à la «résilience des zones dévastées ». Les attaques comme celles menées par Anonymous/LulzSec contre la police, des sociétés bancaires, des multinationales de la barbouzerie ou des télécommunications pourraient très bien déborder le cyberespace. Comme le dit un hacker ukrainien: «Quand tu dois veiller à ta vie, tu arrêtes assez vite d’imprimer des trucs en 3D. On doit trouver un autre plan.»



Ici intervient la fameuse «question de la technique», point d’aveuglement à ce jour du mouvement révolutionnaire. Un esprit dont on peut oublier le nom décrivait ainsi la tragédie française : « un pays globalement technophobe dominé par une élite globalement technophile » ; si le constat ne vaut pas forcément pour le pays, il vaut en tout cas pour les milieux radicaux. Le gros des marxistes et post-marxistes ajoutent à leur propension atavique à l’hégémonie un attachement certain à la-technique-qui-affranchitl’homme, tandis qu’une bonne partie des anarchistes et post-anarchistes s’accommodent sans peine d’une confortable position de minorité, voire de minorité opprimée, et campent dans des positions généralement hostiles à «la technique». Chaque tendance dispose même de sa caricature: aux partisans négristes du cyborg, de la révolution électronique par les multitudes connectées répondent les anti-industriels qui ont fait de la critique du progrès et du «désastre de la civilisation technicienne » un genre littéraire somme toute assez rentable, et une idéologie de niche où l’on se tient chaud, à défaut d’envisager une quelconque possibilité révolutionnaire. Technophilie et technophobie forment un couple diabolique uni par ce mensonge central : qu’une chose telle que la technique existerait. On pourrait, paraît-il, faire le partage, dans l’existence humaine, entre ce qui est technique et ce qui ne l’est pas. Or non : il suffit de voir dans quel état d’inachèvement naît le rejeton humain, et le temps qu’il prend avant de parvenir à se mouvoir dans le monde comme à parler, pour s’aviser que son rapport au monde n’est en rien donné, mais plutôt le résultat de toute une élaboration. Le rapport de l’homme au monde, parce qu’il ne relève pas d’une adéquation naturelle, est essentiellement artificiel, technique, pour parler grec. Chaque monde humain est une certaine configuration de techniques, de techniques culinaires, architecturales, musicales, spirituelles, informatiques, agricoles, érotiques, guerrières, etc. Et c’est bien pourquoi il n’y a pas d’essence humaine générique : parce qu’il n’y a que des techniques particulières, et que chaque technique configure un monde, matérialisant ainsi un certain rapport à celui-ci, une certaine forme de vie. On ne « construit » donc pas une forme de vie; on ne fait que s’incorporer des techniques, par l’exemple, l’exercice ou l’apprentissage. C’est pourquoi aussi notre monde familier nous apparaît rarement comme « technique » : parce que l’ensemble des artifices qui l’articulent font déjà partie de nous; ce sont plutôt ceux que nous ne connaissons pas qui nous semblent d’une étrange artificialité. Aussi le caractère technique de notre monde vécu ne nous saute-t-il aux yeux qu’en deux circonstances: l’invention et la «panne». C’est seulement quand nous assistons à une découverte ou quand un élément familier vient à manquer, à se briser ou à dysfonctionner, que l’illusion de vivre dans un monde naturel cède devant l’évidence contraire.

On ne peut réduire les techniques à un ensemble d’instruments équivalents dont l’Homme, cet être générique, se saisirait indifféremment sans que son essence n’en soit affectée. Chaque outil configure et incarne un rapport déterminé au monde, et les mondes ainsi forgés ne sont pas équivalents, pas plus que les humains qui les peuplent. Et pas plus que ces mondes ne sont équivalents, ils ne sont hiérarchisables. Il n’y a rien qui permette d’établir certains comme plus «avancés» que d’autres. Ils sont simplement distincts, ayant chacun son devenir propre, et sa propre histoire. Pour hiérarchiser les mondes, il faut y introduire un critère, un critère implicite qui permette de classer les différentes techniques. Ce critère, dans le cas du progrès, c’est simplement la productivité quantifiable des techniques, prise indépendamment de tout ce que porte éthiquement chaque technique, indépendamment de ce qu’elle engendre comme monde sensible. C’est pourquoi il n’y a de progrès que capitaliste, et c’est pourquoi le capitalisme est le ravage continué des mondes. Aussi bien, ce n’est pas parce que les techniques produisent des mondes et des formes de vie, que l’essence de l’homme est la production, comme le croyait Marx. Voilà ce que ratent à la fois technophiles et technophobes: la nature éthique de chaque technique.

Il faut ajouter ceci : le cauchemar de cette époque ne tient pas en ce qu’elle serait «l’ère de la technique», mais l’ère de la technologie. La technologie n’est pas le parachèvement des techniques, mais au contraire l’expropriation des humains de leurs différentes techniques constitutives. La technologie est la mise en système des techniques les plus efficaces, et conséquemment l’arasement des mondes et des rapports au monde que chacune déploie. La techno-logie est un discours sur les techniques qui ne cesse de se réaliser. De même que l’idéologie de la fête est la mort de la fête réelle, que l’idéologie de la rencontre est l’impossibilité même de la rencontre, la technologie est la neutralisation de toutes les techniques particulières. Le capitalisme est en ce sens essentiellement technologique ; il est l’organisation rentable, en un système, des techniques les plus productives. Sa figure cardinale n’est pas l’économiste, mais l’ingénieur. L’ingénieur est le spécialiste et donc l’expropriateur en chef des techniques, celui qui ne se laisse affecter par aucune d’entre elles, et propage partout sa propre absence de monde. C’est une figure triste et serve. La solidarité entre capitalisme et socialisme se noue là : dans le culte de l’ingénieur. Ce sont des ingénieurs qui ont élaboré la plupart des modèles de l’économie néoclassique comme des logiciels de trading contemporains. Rappelons-nous que le titre de gloire de Brejnev fut d’avoir été ingénieur dans l’industrie métallurgique en Ukraine.

La figure du hacker s’oppose point par point à la figure de l’ingénieur, quelles que soient les tentatives artistiques, policières ou entrepreneuriales de la neutraliser. Là où l’ingénieur vient capturer tout ce qui fonctionne pour que tout fonctionne mieux, pour le mettre au service du système, le hacker se demande «comment ça marche?» pour en trouver les failles, mais aussi pour inventer d’autres usages, pour expérimenter. Expérimenter signifie alors : vivre ce qu’implique éthiquement telle ou telle technique. Le hacker vient arracher les techniques au système technologique pour les en libérer. Si nous sommes esclaves de la technologie, c’est justement parce qu’il y a tout un ensemble d’artefacts de notre existence quotidienne que nous tenons pour spécifiquement «techniques» et que nous considérons à jamais comme de simples boîtes noires dont nous serions les innocents usagers. L’usage d’ordinateurs pour attaquer la CIA atteste suffisamment que la cybernétique est aussi peu la science des ordinateurs que l’astronomie n’est la science des télescopes. Comprendre comment marche n’importe lequel des appareils qui nous entourent comporte un accroissement de puissance immédiat, nous donnant prise sur ce qui ne nous apparaît dès lors plus comme un environnement, mais comme un monde agencé d’une certaine manière et que nous pouvons modeler. Tel est le point de vue hacker sur le monde.

Ces dernières années, le milieu hacker a parcouru un chemin politique considérable, parvenant à identifier plus nettement amis et ennemis. Son devenir-révolutionnaire se heurte pourtant à plusieurs obstacles d’importance. En 1986, «Doctor Crash» écrivait: «Que tu le saches ou non, si tu es un hacker, tu es un révolutionnaire. Ne t’inquiète pas, tu es du bon côté.» Il n’est pas sûr qu’une telle innocence soit encore permise. Il y a dans le milieu hacker une illusion originaire selon laquelle on pourrait opposer la «liberté de l’information», la «liberté de l’Internet» ou la «liberté de l’individu» à ceux qui entendent les contrôler. C’est là une grave méprise. La liberté et la surveillance, la liberté et le panoptique relèvent du même paradigme de gouvernement. L’extension infinie des procédures de contrôle est historiquement le corollaire d’une forme de pouvoir qui se réalise au travers de la liberté des individus. Le gouvernement libéral n’est pas celui qui s’exerce directement sur le corps de ses sujets ou attend d’eux une obéissance filiale. C’est un pouvoir tout en retrait, qui préfère agencer l’espace et régner sur des intérêts, plutôt que sur des corps. Un pouvoir qui veille, surveille et agit minimalement, n’intervenant que là où le cadre est menacé, sur ce qui va trop loin. On ne gouverne que des sujets libres, et pris en masse. La liberté individuelle n’est pas quelque chose que l’on puisse brandir contre le gouvernement, car elle est justement le mécanisme sur lequel il s’appuie, celui qu’il règle le plus finement possible afin d’obtenir, de l’agrégation de toutes ces libertés, l’effet de masse escompté. Ordo ab chao. Le gouvernement est cet ordre auquel on obéit «comme on mange lorsque l’on a faim, comme on se couvre lorsque l’on a froid», cette servitude que je coproduis au moment même où je poursuis mon bonheur, où j’exerce ma «liberté d’expression». «La liberté de marché nécessite une politique active et extrêmement vigilante », précisait un des fondateurs du néolibéralisme. Pour l’individu, il n’y a de liberté que surveillée. C’est ce que les libertariens, dans leur infantilisme, ne comprendront jamais, et c’est cette incompréhension qui fait l’attrait de la bêtise libertarienne sur certains hackers. Un être authentiquement libre, on ne le dit même pas libre. Il est, simplement, il existe, se déploie suivant son être. On ne dit d’un animal qu’il est en liberté que lorsqu’il évolue dans un milieu déjà complètement contrôlé, quadrillé, civilisé : dans le parc des règles humaines, où se donne le safari.

«Friend» et «free» en anglais, «Freund» et « frei » en allemand proviennent de la même racine indo-européenne qui renvoie à l’idée d’une puissance commune qui croît. Être libre et être lié, c’est une seule et même chose. Je suis libre parce que je suis lié, parce que je participe d’une réalité plus vaste que moi. Les enfants des citoyens, dans la Rome antique, c’étaient les liberi: c’était, au travers d’eux, Rome qui grandissait. C’est dire si la liberté individuelle du «je fais ce que je veux» est une dérision, et une arnaque. S’ils veulent véritablement combattre le gouvernement, les hackers doivent renoncer à ce fétiche. La cause de la liberté individuelle est ce qui leur interdit à la fois de constituer des groupes forts capables de déployer, par-delà une série d’attaques, une véritable stratégie ; c’est aussi ce qui fait leur inaptitude à se lier à autre chose qu’eux, leur incapacité à devenir une force historique. Un membre de Telecomix prévient ses camarades en ces termes: «Ce qui est sûr c’est que le territoire dans lequel vous vivez est défendu par des personnes que vous feriez bien de rencontrer. Parce qu’elles changent le monde et ne vous attendront pas.»


Un autre obstacle, pour le mouvement hacker, comme le démontre chaque nouveau rassemblement du Chaos Computer Club, c’est de parvenir à tracer une ligne de front en son propre sein entre ceux qui travaillent pour un meilleur gouvernement, voire pour le gouvernement, et ceux qui travaillent à sa destitution. Le temps est venu d’une prise de parti. C’est cette question primordiale qu’élude Julian Assange lorsqu’il dit: «Nous, les travailleurs de la haute technologie, sommes une classe et il est temps que nous nous reconnaissions en tant que telle. » La France a récemment poussé le vice jusqu’à ouvrir une université pour former des « hackers éthiques » supervisée par la DCRI, pour former des gens à lutter contre les véritables hackers, ceux qui n’ont pas renoncé à l’éthique hacker. Ces deux problèmes se conjoignent dans un cas qui nous a touchés: celui des hackers d’Anomymous/LulzSec qui, après tant d’attaques que nous avons été si nombreux à applaudir, se retrouvent, comme Jeremy Hammond, presque seuls face à la répression quand ils se font arrêter. Le jour de Noël 2011, LulzSec deface le site de Stratfor, une multinationale du « renseignement privé ». En guise de page d’accueil défile le texte de L’insurrection qui vient en anglais et 700 000 dollars sont virés des comptes des clients de Stratfor vers tout un ensemble d’associations caritatives – cadeau de Noël. Et nous n’avons rien pu faire ni avant, ni après leur arrestation. Certes, il est plus sûr d’opérer seul ou en tout petit groupe – ce qui ne met manifestement pas à l’abri des infiltrés – quand on s’attaque à de pareilles cibles, mais il est catastrophique que des attaques à ce point politiques, relevant à ce point de l’action mondiale de notre parti, puissent être ramenées par la police à quelque crime privé, passible de décennies de prison ou utilisé comme moyen de pression pour retourner en agent gouvernemental tel ou tel «pirate de l’Internet».

Knarvalay
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