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A nos amis - SIXIEME PARTIE : DISSOLUTION DES SOCIETES, PROFILS DES MONDES DE DEMAIN

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Message par Knarvalay Dim 5 Juin - 11:10

Le 5 mai 2010, Athènes connaît l’une de ces journées de grève générale où tout le monde est dans la rue. L’ambiance est printanière et combative. Syndicalistes, maoïstes, anarchistes, fonctionnaires et retraités, jeunes et immigrés, le centre-ville est littéralement submergé de manifestants. Le pays découvre avec une rage encore inentamée les invraisemblables mémorandums de la Troïka. Le Parlement, qui est en train de voter un nouveau train de mesures de «rigueur», manque de peu d’être pris d’assaut. À défaut, c’est le ministère de l’Économie qui cède et commence à brûler. Un peu partout sur le parcours, on dépave, on casse les banques, on s’affronte avec la police, qui ne lésine pas sur les bombes assourdissantes et les terribles lacrymos importées d’Israël. Les anarchistes lancent rituellement leurs cocktails Molotov et, chose moins coutumière, sont applaudis par la foule. On entonne le classique «flics, porcs, assassins», et l’on crie «brûlons le parlement!», «gouvernement, assassin!». Ce qui s’apparente à un début de soulèvement s’arrêtera en début d’après-midi, abattu en plein vol par une dépêche gouvernementale. Des anarchistes, après avoir tenté d’incendier la librairie Ianos rue Stadiou, auraient mis le feu à une banque qui n’avait pas respecté le mot d’ordre de grève générale ; il y avait des employés à l’intérieur. Trois d’entre eux seraient morts étouffés, dont une femme enceinte. On ne précise pas, sur l’instant, que la direction avait elle-même condamné les issues de secours.
L’événement de la Marfin Bank aura sur le mouvement anarchiste grec l’effet de souffle d’un pain de plastic. C’était lui, et non plus le gouvernement, qui se trouvait dans le rôle de l’assassin. La ligne de fracture qui s’accusait depuis décembre 2008 entre « anarchistes sociaux » et «anarchistes nihilistes» atteint, sous la pression de l’événement, un comble d’intensité. La vieille question resurgit de savoir s’il faut aller à la rencontre de la société pour la changer, lui proposer et lui donner en exemple d’autres modes d’organisation, ou s’il faut tout simplement la détruire sans épargner ceux qui, par leur passivité et leur soumission, assurent sa perpétuation. Sur ce point, on s’embrouilla comme jamais. On n’en resta pas aux diatribes. On se battit jusqu’au sang, sous l’œil hilare des policiers.


Le tragique dans cette affaire, c’est peut-être que l’on s’est déchiré autour d’une question qui ne se pose plus; ce qui expliquerait que le débat soit resté si stérile. Peut-être n’y a-t-il pas de « société » à détruire ni à convaincre : peut- être cette fiction née à la fin du xviiie siècle et qui occupa tant révolutionnaires et gouvernants pendant deux siècles a-t-elle rendu son dernier souffle sans que nous ne nous en avisions. Encore nous faut-il savoir en faire notre deuil, imperméables à la nostalgie du sociologue pleurant la fin des sociétés comme à l’opportunisme néolibéral qui proclama un jour avec son aplomb martial: «There is no such thing as society.» Au xviie siècle, la «société civile», c’est ce qui s’oppose à l’«état de nature», c’est le fait d’être «unis ensemble sous le même gouvernement et sous les mêmes lois». «La société», c’est un certain état de civilisation, ou bien c’est «la bonne société aristocratique », celle qui exclut la multitude des roturiers. Au cours du xviiie siècle, au fur et à mesure que se développe la gouvernementalité libérale et la « triste science » qui lui correspond, l’«économie politique», la «société civile» en vient à désigner la société bourgeoise. Elle ne s’oppose plus à l’état de nature, elle devient même en quelque sorte « naturelle », à mesure que se répand l’habitude de considérer qu’il est naturel à l’homme de se comporter en créature économique.

La «société civile», c’est alors ce qui est censé faire face à l’État. Il faudra tout le saint-simonisme, tout le scientisme, tout le socialisme, tout le positivisme et tout le colonialisme du xixe siècle pour imposer l’évidence de «la société», l’évidence que les humains formeraient, dans toutes les manifestations de leur existence, une grande famille, une totalité spécifique. À la fin du xixe siècle, tout est devenu social : le logement, la question, l’économie, la réforme, les sciences, l’hygiène, la sécurité, le travail, et même la guerre – la guerre sociale. À l’apogée de ce mouvement, des philanthropes intéressés fondèrent même à Paris, en 1894, un « Musée social » voué à la diffusion et à l’expérimentation de toutes les techniques aptes à perfectionner, pacifier et assainir la «vie sociale». On n’aurait pas songé, au xviiie siècle, à fonder une «science » telle que la sociologie, et moins encore à le faire sur le modèle de la biologie. Au fond, «la société » ne désigne que l’ombre portée des modes successifs de gouvernement. Ce fut l’ensemble des sujets de l’État absolutiste au temps du Léviathan, puis celui des acteurs économiques au sein de l’État libéral. Dans la perspective de l’État-providence, c’était l’homme même, en tant que détenteur de droits, de besoins et de force de travail, qui constituait l’élément de base de la société. Ce qu’il y a de retors dans l’idée de «société», c’est qu’elle a toujours servi au gouvernement à naturaliser le produit de son activité, de ses opérations, de ses techniques; elle a été construite comme ce qui essentiellement lui pré-existerait. Ce n’est guère que depuis la Seconde Guerre mondiale que l’on ose parler explicitement d’« ingénierie sociale ». La société est depuis lors officiellement ce que l’on construit, un peu comme on fait du nation-building en envahissant l’Irak. Cela ne marche plus guère depuis que l’on prétend ouvertement le faire.

Défendre la société ne fut jamais autre chose, d’époque en époque, que défendre l’objet du gouvernement, quitte à le faire contre les gouvernants eux-mêmes. Jusqu’à ce jour, une des erreurs des révolutionnaires a été de se battre sur le terrain d’une fiction qui leur était essentiellement hostile, de s’approprier une cause derrière laquelle c’était le gouvernement lui-même qui s’avançait masqué. Aussi bien, une bonne partie du désarroi présent de notre parti tient à ce que, depuis les années 1970, le gouvernement a justement renoncé à cette fiction. Il a renoncé à intégrer tous les humains dans une totalité ordonnée – Margaret Thatcher a seulement eu la franchise de l’avouer. Il est devenu en un sens plus pragmatique, et a abandonné l’épuisante tâche de construction d’une espèce humaine homogène, bien définie et bien séparée du reste de la création, bornée en bas par les choses et les animaux et en haut par Dieu, le ciel et les anges. L’entrée dans l’ère de la crise permanente, les «années fric» et la conversion de chacun en entrepreneur désespéré de lui-même ont asséné à l’idéal social une claque suffisante pour qu’il ressorte quelque peu groggy des années 1980. Le coup suivant, et certainement fatal, s’incarne dans le rêve de la métropole globalisée, induit par le développement des télécommunications et le morcellement du processus de production à l’échelle planétaire.

On peut s’obstiner à voir le monde en termes de nations et de sociétés, ces dernières sont désormais traversées, perforées, par un ensemble immaîtrisable de flux. Le monde se présente comme un immense réseau dont les grandes villes, devenues métropoles, ne sont plus que les plateformes d’interconnexion, les points d’entrée et de sortie – les stations. Désormais, on peut vivre indistinctement, prétend-on, à Tokyo ou à Londres, à Singapour ou à New York, toutes les métropoles tissant un même monde dans lequel ce qui compte est la mobilité et non plus l’attachement à un lieu. L’identité individuelle tient ici lieu de pass universel qui assure la possibilité, où que ce soit, de se connecter à la sous-population de ses semblables. Une collection d’über-métropolitains entraînés dans une course permanente, de halls d’aéroports en toilettes d’Eurostar, ça ne fait certainement pas une société, même globale. L’hyper-bourgeoisie qui négocie un contrat près des Champs-Élysées avant d’aller écouter un set sur un toit de Rio et se remettre de ses émotions en after à Ibiza figure plus la décadence d’un monde, dont il s’agit de jouir en hâte avant qu’il ne soit trop tard, qu’elle n’anticipe un quelconque avenir. Journalistes et sociologues ne finissent pas de pleurer la défunte «société» avec leur rengaine sur le post-social, l’individualisme croissant, la désintégration des institutions anciennes, la perte des repères, la montée des communautarismes, le creusement sans fin des inégalités. Et en effet, ce qui s’en va là, c’est leur gagne-pain lui-même. Il va falloir songer à se reconvertir.

L’onde révolutionnaire des années 1960-70 a porté le coup fatal au projet d’une société du capital où tous s’intégreraient pacifiquement. En réponse à cela, le capital a entrepris une restructuration territoriale. Puisque le projet d’une totalité organisée s’effritait à sa base, c’est depuis la base, depuis des bases sûres et connectées entre elles que l’on reconstruirait la nouvelle organisation mondiale, en réseau, de la production de valeur. Ce n’est plus de « la société » que l’on attend qu’elle soit productive, mais des territoires, de certains territoires. Ces trente dernières années, la restructuration du capital a pris la forme d’un nouvel aménagement spatial du monde.

Son enjeu, c’est la création de clusters, de «foyers d’innovation», offrant aux «individus dotés d’un fort capital social» – pour les autres, désolé, la vie sera un peu plus difficile – les conditions optimales pour créer, innover, entreprendre et surtout pour le faire ensemble. Le modèle en est universellement la Silicon Valley. Partout, les agents du capital s’attèlent à modeler un « écosystème » permettant à l’individu, par la mise en relation, de se réaliser pleinement, de « maximiser ses talents ». C’est le nouveau credo de l’économie créative – dans lequel le couple ingénieur/pôle de compétitivité se trouve talonné par le duo designer/quartier populaire gentrifié. D’après cette nouvelle vulgate, la production de valeur, notamment dans les pays occidentaux, dépend de la capacité d’innovation. Or, comme le reconnaissent volontiers les aménageurs, une ambiance propice à la création et à sa mutualisation, une atmosphère fertile, ça ne s’invente pas, c’est «situé», ça germe dans un lieu où une histoire, une identité, peut entrer en résonance avec l’esprit d’innovation. Le cluster ne s’impose pas, il émerge sur un territoire à partir d’une « communauté ». Si votre ville est en décrépitude, l’issue ne viendra ni des investisseurs ni du gouvernement, nous explique ainsi un entrepreneur à la mode : il faut s’organiser, trouver d’autres gens, apprendre à se connaître, travailler ensemble, recruter d’autres personnes motivées, former des réseaux, bousculer le statu quo. Il s’agit par la course forcenée à l’avancée technologique de se créer une niche, où la concurrence soit provisoirement abolie et dont on puisse pour quelques années tirer une rente de situation. Tout en se pensant selon une logique stratégique globale, le capital déploie territorialement toute une casuistique de l’aménagement. Cela permet à un mauvais urbaniste de dire à propos de la «ZAD», territoire occupé pour empêcher la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, qu’elle est sans doute «l’opportunité d’une sorte de Silicon Valley du social et de l’écologie... Cette dernière est d’ailleurs née dans un lieu qui présentait à l’époque peu d’intérêt, mais où le faible coût de l’espace et la mobilisation de quelques personnes ont contribué à en faire sa spécificité et sa renommée internationale ». Ferdinand Tönnies, qui considérait qu’il n’y a jamais eu de société que marchande, écrivait: «Alors que dans la communauté, les hommes restent liés en dépit de toute séparation, dans la société, ils sont séparés en dépit de toute liaison.» Dans les «communautés créatives» du capital, on est lié par la séparation même. Il n’y a plus de dehors depuis lequel on pourrait distinguer la vie et la production de valeur. La mort se meut en elle-même ; elle est jeune, dynamique, et elle vous sourit.

L’incitation permanente à l’innovation, à l’entreprise, à la création, ne fonctionne jamais aussi bien que sur un tas de ruines. D’où la grande publicité qui a été faite ces dernières années aux entreprises cools et numériques qui tentent de faire du désert industriel nommé Détroit un terrain d’expérimentation. « Si vous pensez à une ville qui était proche de la mort et qui entre dans une nouvelle vie, c’est Détroit. Détroit est une ville où quelque chose se passe, une ville ouverte. Ce qu’offre Détroit est pour les gens jeunes, intéressants, engagés, les artistes, les innovateurs, les musiciens, les designers, les faiseurs de ville », écrit celui qui a survendu l’idée d’un nouveau dé- veloppement urbain articulé autour des «classes créatives ». Il parle bien d’une cité qui a perdu la moitié de sa population en cinquante ans, qui a le deuxième taux de criminalité des grandes villes américaines, 78 000 bâtiments abandonnés, un ancien maire en prison et dont le taux de chômage officieux approche les 50 %; mais où Amazon et Twitter ont ouvert de nouveaux bureaux. Si le sort de Détroit n’est pas encore joué, il s’est déjà vu qu’une opération de promotion à l’échelle d’une ville suffise à transformer un désastre postindustriel de plusieurs décennies, fait de chômage, de dépression et d’illégalismes, en un district branché, qui ne jure plus que par la culture et la technologie. C’est un tel coup de baguette magique qui a transfiguré la bonne ville de Lille depuis 2004, lorsqu’elle fut l’éphémère «capitale européenne de la culture». Inutile de préciser que cela implique de «renouveler » drastiquement la population du centre-ville.

De La Nouvelle-Orléans à l’Irak, ce qui a été justement nommé « stratégie du choc » permet d’obtenir, zone à zone, une fragmentation rentable du monde. Dans cette démolition-rénovation contrôlée de « la société », la désolation la plus ostensible et la richesse la plus insolente ne sont que deux aspects d’une même méthode de gouvernement. Quand on lit les rapports prospectifs des « experts », on y rencontre en gros la géographie suivante : les grandes régions métropolitaines en compétition les unes avec les autres pour attirer les capitaux autant que les smart people; les pôles métropolitains de seconde zone qui s’en sortent par la spécialisation ; les zones rurales pauvres qui vivotent en devenant des lieux « susceptibles d’attirer l’attention des citadins en mal de nature et de tranquillité », des zones d’agriculture, bio de préférence, ou des « réserves de biodiversité » ; et enfin les zones de relégation pure et simple, que l’on finira tôt ou tard par boucler de checkpoints et que l’on contrôlera de loin, à coups de drones, d’hélicoptères, d’opérations éclairs et d’interceptions téléphoniques massives. Le capital, on le voit, ne se pose plus le problème de «la société», mais celui de la «gouvernance », comme il dit poliment. Les révolutionnaires des années 1960-70 lui ont craché à la gueule qu’ils ne voulaient pas de lui ; depuis lors, il sélectionne ses élus.


Le capital ne se pense plus nationalement, mais territoire par territoire. Il ne se diffuse plus de manière uniforme, mais se concentre localement en organisant chaque territoire en milieu de culture. Il ne cherche pas à faire marcher le monde d’un même pas, à la baguette du progrès, il laisse au contraire le monde se découpler en zones à forte extraction de plus-value et en zones délaissées, en théâtres de guerre et en espaces pacifiés. Il y a le nord-est de l’Italie et la Campanie, la seconde étant tout juste bonne à accueillir les ordures du premier. Il y a Sofia-Antipolis et Villiers-le-Bel. Il y a la City et Notting Hill, Tel-Aviv et la bande de Gaza. Les smart cities et les banlieues pourries. Idem pour la population. Il n’y a plus «la population» générique. Il y a la jeune «classe créative» qui fait fructifier son capital social, culturel et relationnel au cœur des métropoles intelligentes, et tous ceux qui sont devenus si clairement «inemployables». Il y a des vies qui comptent, et d’autres que l’on ne prend même pas la peine de comptabiliser. Il y a des populations, certaines à risque, d’autres à fort pouvoir d’achat. S’il restait encore un ciment à l’idée de société et un rempart contre sa dislocation, c’était certainement la regrettable «classe moyenne». Tout au long du xxe siècle, elle n’a cessé de s’étendre, au moins virtuellement – si bien que deux tiers des Américains et des Français pensent aujourd’hui sincèrement appartenir à cette non-classe. Or, à son tour, celle-ci est en proie à un impitoyable processus de sélection. On ne s’explique pas la multiplication des émissions de téléréalité mettant en scène les plus sadiques formes de compétition, sinon comme une propagande de masse visant à familiariser chacun avec les petits meurtres quotidiens entre amis à quoi se résume la vie dans un monde de sélection permanente. En 2040, pré- disent ou préconisent les oracles de la DATAR, organe qui prépare et coordonne l’action gouvernementale française en matière d’aménagement du territoire, « la classe moyenne sera devenue moins nombreuse ». « Ses membres les mieux lotis constitueront la fraction inférieure de l’élite transnationale», les autres verront «leur mode de vie se rapprocher de plus en plus des classes populaires», cette «armée ancillaire» qui «pourvoira aux besoins de l’élite» et vivra dans des quartiers dégradés, cohabitant avec un «prolétariat intellectuel» en attente d’intégration ou en rupture avec le haut de la hiérarchie sociale. Dite en termes moins empruntés, leur vision est à peu près celle-ci : des zones pavillonnaires dévastées, leurs anciens habitants rejoignant des bidonvilles pour laisser la place au «combinat maraîcher métropolitain qui organise le ravitaillement en denrées fraîches de la métropole sur la base des circuits courts » et aux «multiples parcs naturels», «zones de déconnexion», «de récréation pour les citadins aspirant à se confronter au sauvage et à l’ailleurs».

Le degré de probabilité de tels scénarios importe peu. Ce qui compte ici, c’est que ceux qui prétendent conjuguer projection dans l’avenir et stratégie d’action proclament préalablement le décès de l’ancienne société. La dynamique globale de sélection s’oppose point par point à la vieille dialectique de l’intégration, dont les luttes sociales étaient un moment. La partition entre territoires productifs d’un côté et sinistrés de l’autre, entre la classe smart d’une part et de l’autre les « idiots », les « attardés », les « incompétents », ceux qui « résistent au changement », les attachés, n’est plus prédéterminée par une quelconque organisation sociale ou tradition culturelle. L’enjeu est de pouvoir déterminer en temps réel, de manière fine, où gît la valeur, sur quel territoire, avec qui, pour quoi. L’archipel recomposé des métropoles n’a plus grand-chose de l’ordre incluant et hiérarchisé nommé « société ». Toute prétention totalisante a été abandonnée. C’est ce que nous montrent les rapports de la DATAR : ceux-là mêmes qui avaient aménagé le territoire national, qui avaient construit l’unité fordiste de la France gaullienne, se sont lancés dans sa déconstruction. Ils décrètent sans regret le « crépuscule stato-national ». Poser des limites définitives, que ce soit par l’établissement de frontières souveraines ou par la distinction indubitable entre l’homme et la machine, entre l’homme et la nature, est une chose du passé.

C’est la fin du monde borné. La nouvelle « société » métropolitaine se distribue sur un espace plat, ouvert, expansif, moins lisse que fondamentalement baveux. Elle se répand sur ses marges, dépasse ses contours. Il n’est plus si facile de dire, une fois pour toutes, qui en est et qui n’en est pas: dans le smart-monde, une smart-poubelle fait bien plus partie de « la société » qu’un clochard ou un rustre. En se recomposant sur un plan horizontal, fragmenté, différencié – celui de l’aménagement du territoire – et non sur le plan vertical et hiérarchique issu de la théologie médiévale, « la société », comme terrain de jeu du gouvernement, n’a plus que des limites floues, mouvantes, et par là aisément révocables. Le capital se prend même à rêver d’un nouveau « socialisme » réservé à ses adhérents. Maintenant que Seattle a été vidé de ses pauvres au profit des employés futuristes d’Amazon, Microsoft et Boeing, le temps est venu d’y instaurer les transports en commun gratuits. La ville ne va tout de même pas faire payer ceux dont toute la vie n’est que production de valeur. Ce serait manquer de gratitude. La sélection résolue des populations et des territoires contient ses risques propres. Une fois que l’on a fait le partage entre ceux que l’on fait vivre et ceux qu’on laisse mourir, il n’est pas sûr que ceux qui se savent voués à la déchetterie humaine se laissent encore gouverner. On ne peut qu’espérer « gérer » ce reste encombrant – l’intégrer étant invraisemblable, et le liquider, sans doute indécent. Les aménageurs, blasés ou cyniques, admettent la « ségrégation », l’« accroissement des inégalités », l’« étirement des hiérarchies sociales » comme un fait d’époque, et non comme une dérive qu’il faudrait enrayer. La seule dérive, c’est celle qui pourrait amener la ségrégation à se muer en sécession – la « fuite d’une partie de la population vers des périphéries où elle s’organise en communautés autonomes », éventuellement en « rupture avec les modèles dominants de la mondialisation néolibérale ».

Voilà la menace à gérer, voilà le rôle du gouvernement. La sécession que le capital pratique déjà, nous allons l’assumer, mais à notre manière. Faire sécession, ce n’est pas découper une part du territoire dans le tout national, ce n’est pas s’isoler, couper les communications avec tout le reste – cela, c’est la mort assurée. Faire sécession, ce n’est pas constituer, à partir des rebuts de ce monde, des contre-clusters où des communautés alternatives se complairaient dans leur autonomie imaginaire vis-à-vis de la métropole – cela fait partie des plans de la DATAR, qui a déjà prévu de les laisser végéter dans leur marginalité inoffensive. Faire sécession, c’est habiter un territoire, assumer notre configuration située du monde, notre façon d’y demeurer, la forme de vie et les vérités qui nous portent, et depuis là entrer en conflit ou en complicité. C’est donc se lier stratégiquement aux autres zones de dissidence, intensifier les circulations avec les contrées amies, sans souci des frontières. Faire sécession, c’est rompre non avec le territoire national, mais avec la géographie existante elle-même. C’est dessiner une autre géographie, discontinue, en archipel, intensive – et donc partir à la rencontre des lieux et des territoires qui nous sont proches, même s’il faut parcourir 10 000 km. Dans une de leurs brochures, des opposants à la construction de la ligne ferroviaire Lyon-Turin écrivent: « Que signifie être No TAV ? C’est partir d’un énoncé simple : “le train à grande vitesse ne passera jamais par le Val de Suse” et organiser sa vie pour faire en sorte que cet énoncé se vérifie. Nombreux sont ceux qui se sont rencontrés autour de cette certitude au cours des vingt dernières années. À partir de ce point très particulier sur lequel il n’est pas question de céder, le monde entier se reconfigure. La lutte dans le Val Susa concerne le monde entier, non pas parce qu’elle défend le “bien commun” en général, mais parce qu’en son sein est pensée en commun une certaine idée de ce qui est bien. Celle-ci s’affronte à d’autres conceptions, se défend contre ceux qui veulent l’anéantir et se lie à ceux qui se trouvent en affinité avec elle. »

Il y a tout à perdre à revendiquer le local contre le global. Le local n’est pas la rassurante alternative à la globalisation, mais son produit universel : avant que le monde ne soit globalisé, le lieu où j’habite était seulement mon territoire familier, je ne le connaissais pas comme « local». Le local n’est que l’envers du global, son résidu, sa sécrétion, et non ce qui peut le faire éclater. Rien n’était local avant que l’on puisse y être arraché à tout moment, pour raisons professionnelles, médicales ou pour les vacances. Le local est le nom de la possibilité d’un partage, jointe au partage d’une dépossession. C’est une contradiction du global, que l’on fait consister ou non. Chaque monde singulier apparaît désormais pour ce qu’il est : un pli dans le monde, et non son dehors substantiel. Ramener au rang finalement négligeable de « luttes locales » – comme il y a une «couleur locale», sympathiquement folklorique – des luttes comme celles du Val de Suse, de la Chalcidique ou des Mapuche, qui ont recréé un territoire et un peuple à l’aura parfois planétaire, est une classique opération de neutralisation. Il s’agit pour l’État, au prétexte que ces territoires sont situés à ses marges, de les marginaliser politiquement.

Tout est local, y compris le global; encore nous faut-il le localiser. L’hégémonie néolibérale provient précisément de ce qu’elle flotte dans l’air, se répand par d’innombrables canaux le plus souvent inapparents et semble invincible parce que insituable. Plutôt que de voir Wall Street comme un rapace céleste dominant le monde comme hier Dieu, nous aurions tout à gagner à localiser ses réseaux matériels comme relationnels, à suivre les connexions d’une salle de marché jusqu’à leur dernière fibre. On se rendrait compte que les traders sont simplement des cons, qu’ils ne méritent pas même leur réputation diabolique, mais que la connerie est une puissance en ce monde. On s’interrogerait sur l’existence de ces trous noirs que sont des chambres de compensations comme Euronext ou Clearstream. Identiquement pour l’État, qui n’est peut-être au fond, comme l’a avancé un anthropologue, qu’un système de fidélités personnelles. L’État est la mafia qui a vaincu toutes les autres, et qui a gagné en retour le droit de les traiter en criminelles. Identifier ce système, en tracer les contours, en déceler les vecteurs, c’est le rendre à sa nature terrestre, c’est le ramener à son rang réel. Il y a là aussi un travail d’enquête, qui seul peut arracher son aura à ce qui se veut hégémonique.

Un autre danger guette ce que l’on donne opportunément pour des «luttes locales». Ceux qui découvrent par leur organisation quotidienne le caractère superflu du gouvernement peuvent conclure à l’existence d’une société sous-jacente, pré-politique, où la coopération vient naturellement. Ils en viennent logiquement à se dresser contre le gouvernement au nom de la « société civile ». Cela ne va jamais sans postuler une humanité stable, pacifiée, homogène dans ses aspirations positives, animée d’une disposition fondamentalement chrétienne à l’entraide, à la bonté et à la compassion. «À l’instant même de son triomphe, écrit une journaliste américaine au sujet de l’insurrection argentine de 2001, la révolution semble avoir déjà, instantanément, tenu sa promesse : tous les hommes sont frères, n’importe qui peut s’exprimer, les cœurs sont pleins, la solidarité est forte. La formation d’un nouveau gouvernement, historiquement, transfère beaucoup de cette puissance à l’État plutôt qu’à la société civile : […] La période de transition entre deux régimes semble être ce qui se rapproche le plus de l’idéal anarchiste d’une société sans État, un moment où tout le monde peut agir et personne ne détient l’autorité ultime, quand la société s’invente elle-même au fur et à mesure. » Un jour nouveau se lèverait sur une humanité pleine de bon sens, responsable et capable de se prendre en charge elle-même dans une concertation respectueuse et intelligente. C’est croire que la lutte se contente de laisser émerger une nature humaine finalement bonne, alors que ce sont justement les conditions de la lutte qui produisent cette humanité-là. L’apologie de la société civile ne fait que rejouer à l’échelle globale l’idéal du passage à l’âge adulte où nous pourrions enfin nous passer de notre tuteur – l’État –, car nous aurions enfin compris ; nous serions enfin dignes de nous gouverner nous-mêmes. Cette litanie reprend à son compte tout ce qui s’attache si tristement au devenir-adulte : un certain ennui responsable, une bienveillance surjouée, le refoulement des affects vitaux qui habitent l’enfance, à savoir une certaine disposition au jeu et au conflit. L’erreur de fond est sans doute la suivante : les tenants de la société civile, au moins depuis Locke, ont toujours identifié «la politique » aux tribulations induites par la corruption et l’incurie du gouvernement – le socle social étant naturel et sans histoire. L’histoire, précisément, ce ne serait que la suite des erreurs et des approximations qui retardent l’advenue à elle-même d’une société satisfaite. «La grande fin que les hommes poursuivent quand ils entrent en société c’est de jouir de leur propriété paisiblement et sans danger. » De là que ceux qui luttent contre le gouvernement au nom de la « société », quelle que soient leurs prétentions radicales, ne peuvent que désirer, au fond, en finir avec l’histoire et le politique, c’est-à-dire avec la possibilité du conflit, c’est-à-dire avec la vie, la vie vivante.

Nous partons d’un tout autre présupposé : pas plus qu’il n’y a de «nature», il n’y a de «société». Arracher les humains à tout le non-humain qui tisse, pour chacun d’entre eux, son monde familier, et réunir les créatures ainsi amputées sous le nom de «société» est une monstruosité qui a assez duré. Partout en Europe, il y a des «communistes» ou des socialistes pour proposer une issue nationale à la crise : sortir de l’euro et reconstituer une belle totalité limitée, homogène et ordonnée, telle serait la solution. Ces amputés ne peuvent s’empêcher d’halluciner leur membre fantôme. Et puis, en matière de belle totalité ordonnée, les fascistes auront toujours le dessus. Pas de société, donc, mais des mondes. Pas de guerre contre la société non plus : livrer la guerre à une fiction, c’est lui donner chair.

Il n’y a pas de ciel social au-dessus de nos têtes, il n’y a que nous et l’ensemble des liens, des amitiés, des inimitiés dont nous faisons l’expérience. Il n’y a que des nous, des puissances éminemment situées et leur capacité à étendre leurs ramifications au sein du cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose. Un grouillement de mondes, un monde fait de tout un tas de mondes, et traversé donc de conflits entre eux, d’attractions, de répulsions.
Le premier devoir des révolutionnaires est de prendre soin des mondes qu’ils constituent. Il n’y a pas à choisir entre le souci apporté à ce que nous construisons et notre force de frappe politique. Notre force de frappe est faite de l’intensité même de ce que nous vivons, de la joie qui en émane, des formes d’expressions qui s’y inventent, de la capacité collective à endurer l’épreuve dont elle témoigne. Dans l’inconsistance générale des rapports sociaux, les révolutionnaires doivent se singulariser par la densité de pensée, d’affection, de finesse, d’organisation, qu’ils parviennent à mettre en œuvre, et non par leur disposition à la scission, à l’intransigeance sans objet ou par la concurrence désastreuse sur le terrain d’une radicalité fantasmatique. C’est par l’attention au phénomène, par leurs qualités sensibles qu’ils parviendront à devenir une réelle puissance, et non par cohérence idéologique. L’incompréhension, l’impatience et la négligence, voilà l’ennemi.

Knarvalay
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