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A nos amis - CINQUIEME PARTIE : PACIFISTES ET RADICAUX, GUERRE ET ART DE LA GUERRE

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Message par Knarvalay Dim 5 Juin - 11:08

Quiconque a vécu les jours de décembre 2008 à Athènes sait ce que signifie, dans une métropole occidentale, le mot «insurrection». Les banques étaient en pièces, les commissariats assiégés, la ville aux assaillants. Dans les commerces de luxe, on avait renoncé à faire réparer les vitrines: il aurait fallu le faire chaque matin. Rien de ce qui incarnait le règne policier de la normalité ne sortit indemne de cette onde de feu et de pierre dont les porteurs étaient partout et les représentants nulle part – on incendia jusqu’à l’arbre de Noël de Syntagma. À un certain point, les forces de l’ordre se retirèrent: elles étaient à court de grenades lacrymogènes. Impossible de dire qui, alors, prit la rue. On dit que c’était la «génération 600 euros», les «lycéens», les «anarchistes», la «racaille» issue de l’immigration albanaise, on dit tout et n’importe quoi. La presse incriminait, comme toujours, les « koukoulophoroi », les « encagoulés ». Les anarchistes, en vérité, étaient dépassés par cette vague de rage sans visage. Le monopole de l’action sauvage et masquée, du tag inspiré et même du cocktail Molotov leur avait été ravi sans façon. Le soulèvement général dont ils n’osaient plus rêver était là, mais il ne ressemblait pas à l’idée qu’ils s’en étaient faite. Une entité inconnue, un égrégore était né, et qui ne s’apaisa que lorsque fut réduit en cendres tout ce qui devait l’être. Le temps brûlait, on fracturait le présent pour prix de tout le futur qui nous avait été ravi. Les années qui suivirent en Grèce nous enseignèrent ce que signifie, dans un pays occidental, le mot «contre-insurrection». La vague passée, les centaines de bandes qui s’étaient formées jusque dans les moindres villages du pays tentèrent de rester fidèles à la percée que le mois de décembre avait ouverte. Ici, on dévalisait les caisses d’un supermarché et l’on se filmait en train d’en brûler le butin. Là, on attaquait une ambassade en plein jour en solidarité avec tel ou tel ami tracassé par la police de son pays. Certains résolurent, comme dans l’Italie des années 1970, de porter l’attaque à un niveau supérieur et ciblèrent, à la bombe ou à l’arme à feu, la Bourse d’Athènes, des flics, des ministères ou encore le siège de Microsoft. Comme dans les années 1970, la gauche promulgua de nouvelles lois « antiterroristes ». Les raids, les arrestations, les procès se multiplièrent. On en fut réduit, un temps, à lutter contre «la répression».
L’Union européenne, la Banque mondiale, le FMI, en accord avec le gouvernement socialiste, entreprirent de faire payer la Grèce pour cette révolte impardonnable. Il ne faut jamais sous-estimer le ressentiment des riches envers l’insolence des pauvres. On décida de mettre au pas le pays entier par un train de mesures «économiques» d’une violence à peu près égale, quoique étalée dans le temps, à celle de la révolte.
À cela répondirent des dizaines de grèves générales à l’appel des syndicats. Les travailleurs occupèrent des ministères, les habitants prirent possession de mairies, des départements d’universités et des hôpitaux « sacrifiés » décidèrent de s’auto-organiser. Et il y eut le « mouvement des places». Le 5 mai 2010, nous étions 500 000 à arpenter le centre d’Athènes. On tenta plusieurs fois de brûler le Parlement. Le 12 février 2012, une énième grève générale vient s’opposer désespérément à l’énième plan de rigueur. Ce dimanche, c’est toute la Grèce, ses retraités, ses anarchistes, ses fonctionnaires, ses ouvriers et ses clochards, qui bat le pavé, en état de quasi-soulèvement. Alors que le centre-ville d’Athènes est à nouveau en flammes, c’est, ce soir-là, un paroxysme de jubilation et de lassitude : le mouvement perçoit toute sa puissance, mais réalise aussi qu’il ne sait pas à quoi l’employer. Au fil des ans, malgré des milliers d’actions directes, des centaines d’occupations, des millions de Grecs dans la rue, l’ivresse de la révolte s’est éteinte dans l’assommoir de la « crise ». Les braises continuent évidemment de couver sous la cendre ; le mouvement a trouvé d’autres formes, s’est doté de coopératives, de centres sociaux, de «réseaux d’échange sans intermédiaires» et même d’usines et de centres de soin autogérés; il est devenu, en un sens, plus « constructif ». Il n’empêche que nous avons été défaits, que l’une des plus vastes offensives de notre parti au cours des dernières décennies a été repoussée, à coups de dettes, de peines de prison démesurées et de faillite généralisée. Ce ne sont pas les friperies gratuites qui feront oublier aux Grecs la détermination de la contre-insurrection à les plonger jusqu’au cou dans le besoin. Le pouvoir a pu chanceler et donner le sentiment, un instant, de s’être volatilisé ; il a su déplacer le terrain de l’affrontement et prendre le mouvement à contre-pied. On mit les Grecs devant ce chantage «le gouvernement ou le chaos»; ils eurent le gouvernement et le chaos. Et la misère en prime. Avec son mouvement anarchiste plus fort que partout ailleurs, avec son peuple largement rétif au fait même d’être gouverné, avec son État toujours-déjà failli, la Grèce vaut comme cas d’école de nos insurrections défaites. Cartonner la police, défoncer les banques et mettre temporairement en déroute un gouvernement, ce n’est pas encore le destituer. Ce que le cas grec nous enseigne, c’est que sans idée substantielle de ce que serait une victoire, nous ne pouvons qu’être vaincus. La seule détermination insurrectionnelle ne suffit pas; notre confusion est encore trop épaisse. Que l’étude de nos défaites nous serve au moins à la dissiper quelque peu.

Quarante ans de contre-révolution triomphante en Occident nous ont affligés de deux tares jumelles, également néfastes, mais qui forment ensemble un dispositif impitoyable : le pacifisme et le radicalisme. Le pacifisme ment et se ment en faisant de la discussion publique et de l’assemblée le modèle achevé du politique. C’est en vertu de cela qu’un mouvement comme celui des places s’est trouvé incapable de devenir autre chose qu’un indépassable point de départ. Pour saisir ce qu’il en est du politique, il n’y a pas d’autre choix que de faire un nouveau détour par la Grèce, mais l’antique cette fois. Après tout, le politique, c’est elle qui l’a inventé. Le pacifiste répugne à s’en souvenir, mais les Grecs anciens ont d’emblée inventé le politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens. La pratique de l’assemblée à l’échelle de la cité provient directement de la pratique de l’assemblée de guerriers. L’égalité dans la parole découle de l’égalité devant la mort. La démocratie athénienne est une démocratie hoplitique. On y est citoyen parce que l’on y est soldat; d’où l’exclusion des femmes et des esclaves. Dans une culture aussi violemment agonistique que la culture grecque classique, le débat se comprend lui-même comme un moment de l’affrontement guerrier, entre citoyens cette fois, dans la sphère de la parole, avec les armes de la persuasion. «Agon », d’ailleurs, signifie autant «assemblée» que «concours». Le citoyen grec accompli, c’est celui qui est victorieux par les armes comme par les discours. Surtout, les Grecs anciens ont conçu dans le même geste la démocratie d’assemblée et la guerre comme carnage organisé, et l’une comme garante de l’autre. On ne leur fait d’ailleurs crédit de l’invention de la première qu’à condition d’occulter son lien avec l’invention de ce type assez exceptionnel de massacre que fut la guerre de phalange – cette forme de guerre en ligne qui substitue à l’habileté, à la bravoure, à la prouesse, à la force singulière, à tout génie, la discipline pure et simple, la soumission absolue de chacun au tout. Lorsque les Perses se trouvèrent face à cette façon si efficace de mener la guerre, mais qui réduit à rien la vie du fantassin, ils la jugèrent à bon droit parfaitement barbare, comme par la suite tant de ces ennemis que les armées occidentales devaient écraser. Le paysan athénien en train de se faire héroïquement trucider devant ses proches au premier rang de la phalange est ainsi l’autre face du citoyen actif prenant part à la Boulè. Les bras inanimés des cadavres jonchant le champ de bataille antique sont la condition stricte des bras qui se lèvent pour intervenir dans les délibérations de l’assemblée. Ce modèle grec de la guerre est si puissamment ancré dans l’imaginaire occidental que l’on en oublierait presque qu’au moment même où les hoplites accordaient le triomphe à celle des deux phalanges qui, dans le choc décisif, consentirait au maximum de morts plutôt que de céder, les Chinois inventaient un art de la guerre qui consistait justement à s’épargner les pertes, à fuir autant que possible l’affrontement, à tenter de «gagner la bataille avant la bataille» – quitte à exterminer l’armée vaincue une fois la victoire obtenue. L’équation «guerre = affrontement armé = carnage » court de la Grèce antique jusqu’au xxe siècle : c’est au fond l’aberrante définition occidentale de la guerre depuis deux mille cinq cents ans. Que l’on nomme «guerre irrégulière», « guerre psychologique », « petite guerre » ou «guérilla», ce qui est ailleurs la norme de la guerre, n’est qu’un aspect de cette aberration-là.

Le pacifiste sincère, celui qui n’est pas tout simplement en train de rationaliser sa propre lâcheté, commet l’exploit de se tromper deux fois sur la nature du phénomène qu’il prétend combattre. Non seulement la guerre n’est pas réductible à l’affrontement armé ni au carnage, mais celle-ci est la matrice même de la politique d’assemblée qu’il prône. «Un véritable guerrier, disait Sun Tzu, n’est pas belliqueux ; un véritable lutteur n’est pas violent; un vainqueur évite le combat. » Deux conflits mondiaux et une terrifiante lutte planétaire contre le « terrorisme » nous ont appris que c’est au nom de la paix que l’on mène les plus sanglantes campagnes d’extermination. La mise au ban de la guerre n’exprime au fond qu’un refus infantile ou sénile d’admettre l’existence de l’altérité. La guerre n’est pas le carnage, mais la logique qui préside au contact de puissances hétérogènes. Elle se livre partout, sous des formes innombrables, et le plus souvent par des moyens pacifiques. S’il y a une multiplicité de mondes, s’il y a une irréductible pluralité de formes de vie, alors la guerre est la loi de leur co-existence sur cette terre. Car rien ne permet de présager de l’issue de leur rencontre : les contraires ne demeurent pas dans des mondes séparés. Si nous ne sommes pas des individus unifiés dotés d’une identité définitive comme le voudrait la police sociale des rôles, mais le siège d’un jeu conflictuel de forces dont les configurations successives ne dessinent guère que des équilibres provisoires, il faut aller jusqu’à reconnaître que la guerre est en nous – la guerre sainte, disait René Daumal. La paix n’est pas plus possible que désirable. Le conflit est l’étoffe même de ce qui est. Reste à acquérir un art de le mener, qui est un art de vivre à même les situations, et suppose finesse et mobilité existentielle plutôt que volonté d’écraser ce qui n’est pas nous.
Le pacifisme témoigne donc ou bien d’une profonde bêtise ou bien d’une complète mauvaise foi. Il n’y a pas jusqu’à notre système immunitaire qui ne repose sur la distinction entre ami et ennemi, sans quoi nous crèverions de cancer ou de toute autre maladie auto-immune. D’ailleurs, nous crevons de cancers et de maladies auto-immunes. Le refus tactique de l’affrontement n’est lui-même qu’une ruse de guerre. On comprend très bien, par exemple, pourquoi la Commune de Oaxaca s’est immédiatement autoproclamée pacifique. Il ne s’agissait pas de réfuter la guerre, mais de refuser d’être défait dans une confrontation militaire avec l’État mexicain et ses hommes de main. Comme l’expliquaient des camarades du Caire : «On ne doit pas confondre la tactique que nous employons lorsque nous chantons “non violence” avec une fétichisation de la non-violence. » Ce qu’il faut, au reste, de falsification historique pour trouver des ancêtres présentables au pacifisme ! Ainsi de ce pauvre Thoreau dont on a fait, à peine décédé, un théoricien de La Dé- sobéissance civile, en amputant le titre de son texte. La désobéissance au gouvernement civil. N’avait-il pourtant pas écrit en toutes lettres dans son Plaidoyer en faveur du capitaine John Brown: «Je pense que pour une fois les fusils Sharp et les revolvers ont été employés pour une noble cause. Les outils étaient entre les mains de qui savait s’en servir. La même colère qui a chassé, jadis, les indésirables du temple fera son office une seconde fois. La question n’est pas de savoir quelle sera l’arme, mais dans quel esprit elle sera utilisée. » Mais le plus hilarant, en matière de généalogie fallacieuse, c’est certainement d’avoir fait de Nelson Mandela, le fondateur de l’organisation de lutte armée de l’ANC, une icône mondiale de la paix. Il raconte lui-même : « J’ai dit que le temps de la résistance passive était terminé, que la non-violence était une stratégie vaine et qu’elle ne renverserait jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à n’importe quel prix. J’ai dit que la violence était la seule arme qui détruirait l’apartheid et que nous devions être prêts, dans un avenir proche, à l’employer. La foule était transportée ; les jeunes en particulier applaudissaient et criaient. Ils étaient prêts à agir comme je venais de le dire. À ce moment-là, j’ai entonné un chant de liberté dont les paroles disaient: “Voici nos ennemis, prenons les armes, attaquons-les.” Je chantais et la foule s’est jointe à moi et, à la fin, j’ai montré la police et j’ai dit: “Regardez, les voici, nos ennemis!”»

Des décennies de pacification des masses et de massification des peurs ont fait du pacifisme la conscience politique spontanée du citoyen. C’est à chaque mouvement qu’il faut désormais se colleter avec cet état de fait désolant. Des pacifistes livrant des émeutiers vêtus de noir à la police, cela s’est vu Plaça de Catalunya en 2011, comme on en vit lyncher des «Black Bloc» à Gênes en 2001. En réponse à cela, les milieux révolutionnaires ont sécrété, en guise d’anticorps, la figure du radical – celui qui en toutes choses prend le contrepied du citoyen. À la proscription morale de la violence chez l’un répond chez l’autre son apologie purement idéologique. Là où le pacifiste cherche à s’absoudre du cours du monde et à rester bon en ne commettant rien de mal, le radical s’absout de toute participation à « l’existant» par de menus illégalismes agrémentés de «prises de position» intransigeantes. Tous deux aspirent à la pureté, l’un par l’action violente, l’autre en s’en abstenant. Chacun est le cauchemar de l’autre. Il n’est pas sûr que ces deux figures subsisteraient longtemps si chacune n’avait l’autre en son fond. Comme si le radical ne vivait que pour faire frissonner le pacifiste en lui-même, et vice versa. Il n’est pas fortuit que la Bible des luttes citoyennes américaines depuis les années 1970 s’intitule : Rules for Radicals, de Saul Alinski. C’est que pacifistes et radicaux sont unis dans un même refus du monde. Ils jouissent de leur extériorité à toute situation. Ils planent, et en tirent le sentiment d’on ne sait quelle excellence. Ils préfèrent vivre en extraterrestres – tel est le confort qu’autorise, pour quelque temps encore, la vie des métropoles, leur biotope privilégié.
Depuis la déroute des années 1970, la question morale de la radicalité s’est insensiblement substituée à la question stratégique de la révolution. C’est-à-dire que la révolution a subi le sort de toutes choses dans ces décennies: elle a été privatisée. Elle est devenue une occasion de valorisation personnelle, dont la radicalité est le critère d’évaluation. Les gestes « révolutionnaires» ne sont plus appréciés à partir de la situation où ils s’inscrivent, des possibles qu’ils y ouvrent ou qu’ils y referment. On extrait plutôt de chacun d’eux une forme. Tel sabotage survenu à tel moment, de telle manière, pour telle raison, devient simplement un sabotage. Et le sabotage en tant que pratique estampillée révolutionnaire vient sagement s’inscrire à sa place dans une échelle où le jet de cocktail Molotov se situe au-dessus du lancer de pierre, mais en dessous de la jambisation qui elle-même ne vaut pas la bombe. Le drame, c’est qu’aucune forme d’action n’est en soi révolutionnaire : le sabotage a aussi bien été pratiqué par des réformistes que par des nazis. Le degré de «violence» d’un mouvement n’indique en rien sa détermination révolutionnaire. On ne mesure pas la « radicalité » d’une manifestation au nombre de vitrines brisées. Ou plutôt si, mais alors il faut laisser le critère de «radicalité» à ceux dont le souci est de mesurer les phénomènes politiques, et de les ramener sur leur échelle morale squelettique.

Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne d’abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement. Ils semblent comme voués à une sorte d’auto-sabordage permanent. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même – et qui se livre indifféremment sur le terrain de l’action directe, du féminisme ou de l’écologie. La petite terreur qui y règne et qui y rend tout le monde si raide n’est pas celle du parti bolchevique. C’est plutôt celle de la mode, cette terreur que nul n’exerce en personne, mais qui s’applique à tous. On craint, dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus être tendance, cool ou branché. Il suffit de peu pour souiller une réputation. On évite d’aller à la racine des choses au profit d’une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations. La compétition féroce entre groupes comme en leur propre sein détermine leur implosion périodique. Il y a toujours de la chair fraîche, jeune et abusée pour compenser le départ des épuisés, des abîmés, des dégoûtés, des vidés. Un vertige prend a posteriori celui qui a déserté ces cercles: comment peut-on se soumettre à une pression si mutilante pour des enjeux si énigmatiques ? C’est à peu près le genre de vertige qui doit saisir n’importe quel ex-cadre surmené devenu boulanger lorsqu’il se remémore sa vie d’avant. L’isolement de ces milieux est structurel : entre eux et le monde, ils ont interposé la radicalité comme critère ; ils ne perçoivent plus les phénomènes, juste leur mesure. À un certain point d’autophagie, on y rivalisera de radicalité dans la critique du milieu lui-même; ce qui n’entamera en rien sa structure. «Il nous semble que ce qui vraiment enlève la liberté, écrivait Malatesta, et rend impossible l’initiative, c’est l’isolement qui rend impuissant.» Après cela, qu’une fraction des anarchistes s’autoproclame «nihiliste» n’est que logique : le nihilisme, c’est l’impuissance à croire à ce à quoi l’on croit pourtant – ici, à la révolution. D’ailleurs, il n’y a pas de nihilistes, il n’y a que des impuissants.

Le radical se définissant comme producteur d’actions et de discours radicaux, il a fini par se forger une idée purement quantitative de la révolution – comme une sorte de crise de surproduction d’actes de révolte individuelle. «Ne perdons pas de vue, écrivait déjà Émile Henry, que la révolution ne sera que la résultante de toutes ces révoltes particulières.» L’Histoire est là pour démentir cette thèse : que ce soit la révolution française, russe ou tunisienne, à chaque fois, la révolution est la résultante du choc entre un acte particulier – la prise d’une prison, une défaite militaire, le suicide d’un vendeur de fruits ambulant – et la situation générale, et non la somme arithmétique d’actes de révolte séparés. En attendant, cette définition absurde de la révolution fait ses dégâts prévisibles: on s’épuise dans un activisme qui n’embraye sur rien, on se livre à un culte tuant de la performance où il s’agit d’actualiser à tout moment, ici et maintenant, son identité radicale – en manif, en amour ou en discours. Cela dure un temps – le temps du burn out, de la dépression ou de la répression. Et l’on n’a rien changé.

Si une accumulation de gestes ne suffit pas à faire une stratégie, c’est qu’il n’y a pas de geste dans l’absolu. Un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre, mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre. C’est la situation qui détermine le sens de l’acte, non l’intention des auteurs. Sun Tzu disait qu’«il faut demander la victoire à la situation». Toute situation est composite, traversée de lignes de forces, de tensions, de conflits explicites ou latents. Assumer la guerre qui est là, agir stratégiquement suppose de partir d’une ouverture à la situation, de la comprendre en intériorité, de saisir les rapports de force qui la configurent, les polarités qui la travaillent. C’est par le sens qu’elle prend au contact du monde qu’une action est révolutionnaire, ou pas. Jeter une pierre n’est jamais simplement « jeter une pierre». Cela peut geler une situation, ou déclencher une intifada. L’idée que l’on pourrait « radicaliser» une lutte en y important tout le bataclan des pratiques et des discours réputés radicaux dessine une politique d’extraterrestre. Un mouvement ne vit que par la série de déplacements qu’il opère au fil du temps. Il est donc, à tout moment, un certain écart entre son état et son potentiel. S’il cesse de se déplacer, s’il laisse son potentiel irréalisé, il se meurt. Le geste décisif est celui qui se trouve un cran en avant de l’état du mouvement, et qui, rompant ainsi avec le statu quo, lui ouvre l’accès à son propre potentiel. Ce geste, ce peut être celui d’occuper, de casser, de frapper ou simplement de parler vrai; c’est l’état du mouvement qui en décide. Est révolutionnaire ce qui cause effectivement des révolutions. Si cela ne se laisse déterminer qu’après coup, une certaine sensibilité à la situation nourrie de connaissances historiques aide beaucoup à en avoir l’intuition.

Laissons donc le souci de la radicalité aux dépressifs, aux narcissiques et aux ratés. La véritable question pour les révolutionnaires est de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent, de ménager les devenirs-révolutionnaires afin de parvenir enfin à une situation révolutionnaire. Tous ceux qui se gargarisent d’opposer dogmatiquement les « radicaux » aux «citoyens», les «révoltés en acte » à la population passive, font barrage à de tels devenirs. Sur ce point, ils anticipent le travail de la police. Dans cette époque, il faut considérer le tact comme la vertu révolutionnaire cardinale, et non la radicalité abstraite; et par «tact» nous entendons ici l’art de ménager les devenirs-révolutionnaires. Il faut compter au nombre des miracles de la lutte dans le Val de Suse qu’elle ait réussi à arracher bon nombre de radicaux à l’identité qu’ils s’étaient si péniblement forgée. Elle les a fait revenir sur terre. Reprenant contact avec une situation réelle, ils ont su laisser derrière eux une bonne part de leur scaphandre idéologique, non sans s’attirer l’inépuisable ressentiment de ceux qui restaient confinés dans cette radicalité intersidérale où l’on respire si mal. Cela tient certainement à l’art spécial que cette lutte a développé de ne jamais se laisser prendre dans l’image que le pouvoir lui tend pour mieux l’y enfermer – que ce soit celle d’un mouvement écologiste de citoyens légalistes ou celle d’une avant-garde de la violence armée. En alternant les manifestations en famille et les attaques au chantier du TAV, en ayant recours tantôt au sabotage tantôt aux maires de la vallée, en associant des anarchistes et des mémés catholiques, voilà une lutte qui a au moins ceci de révolutionnaire qu’elle a su jusqu’ici désactiver le couple infernal du pacifisme et du radicalisme. «Se conduire en politique, résumait juste avant de mourir un dandy stalinien, c’est agir au lieu d’être agi, c’est faire la politique au lieu d’être fait, refait par elle. C’est mener un combat, une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique.»



«La guerre civile, disait Foucault, est la matrice de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les stratégies du pouvoir et, par conséquent, aussi la matrice de toutes les luttes à propos du, et contre le pouvoir. » Il ajoutait: «La guerre civile, non seulement met en scène des éléments collectifs, mais elle les constitue. Loin d’être le processus par lequel on redescend de la république à l’individualité, du souverain à l’état de nature, de l’ordre collectif à la guerre de tous contre tous, la guerre civile est le processus à travers et par lequel se constitue un certain nombre de collectivités nouvelles, qui n’avaient pas vu le jour jusque-là.» C’est sur ce plan de perception que se déploie, au fond, toute existence politique. Le pacifisme qui a déjà perdu comme le radicalisme qui ne veut que perdre sont deux façons de ne pas le voir. De ne pas voir que la guerre n’a au fond rien de militaire. Que la vie est essentiellement stratégique. L’ironie de l’époque veut que les seuls à situer la guerre là où elle est menée, et donc à dévoiler le plan du gouvernement, se trouvent être les contre-révolutionnaires eux-mêmes. Il est frappant de voir comment, dans le dernier demi-siècle, les non-militaires se sont mis à rejeter la guerre sous toutes ses formes, et cela au moment même où les militaires développaient un concept non-militaire, un concept civil de la guerre.


Quelques exemples, au hasard, tirés d’écrits contemporains:


"Le lieu du conflit collectif armé s’est progressivement dilaté du champ de bataille à la terre entière. De la même manière, sa durée s’étale désormais à l’infini, sans déclaration de guerre ni armistice. […] Les stratèges contemporains soulignent pour cette raison que la victoire moderne procède de la conquête des cœurs des membres d’une population plutôt que de leur territoire. Il faut susciter la soumission par l’adhésion, et l’adhésion par l’estime. Il s’agit en effet de s’imposer dans l’intériorité de chacun, là où s’établit désormais le contact social entre collectivités humaines. Dénudées par la mondialisation, contactées par la globalisation, et pénétrées par la télécommunication, c’est désormais dans le for intérieur de chacun des membres qui les composent, que se situe le front. […] Une telle fabrique de partisans passifs peut se résumer par la phrase type : « Le front en chaque personne, et plus personne sur chaque front». […] Tout le défi politico-stratégique d’un monde ni en guerre ni en paix, qui annihile tout règlement des conflits par les voies classiques militaires et juridiques, consiste à empêcher les partisans passifs au bord de l’action, au seuil de la belligérance, de devenir des partisans actifs." (Laurent Danet, «La polémosphère»)

"Aujourd’hui, alors que le terrain de la guerre a dépassé les domaines terrestre, maritime, aérien, spatial et électronique pour s’étendre aux domaines de la société, de la politique, de l’économie, de la diplomatie, de la culture et même de la psychologie, l’interaction entre les différents facteurs rend très difficile la prépondérance du domaine militaire en tant que domaine dominant dans toutes les guerres. L’idée que la guerre puisse se dérouler dans des domaines non guerriers est très étrangère à la raison et difficile à admettre mais les événements montrent de plus en plus que telle est la tendance. […] Dans ce sens, il n’existe plus de domaine de la vie qui ne puisse servir à la guerre et il n’existe presque plus de domaines qui ne présentent l’aspect offensif de la guerre." (Qiao Liang et Wang Xiangsui, La Guerre hors limite)


"La guerre probable ne se fait pas «entre» les sociétés, elle se fait «dans» les sociétés […] Puisque l’objectif est la société humaine, sa gouvernance, son contrat social, ses institutions, et non plus telle ou telle province, tel fleuve ou telle frontière, il n’est plus de ligne ou de terrain à conquérir, à protéger. Le seul front que doivent tenir les forces engagées est celui des populations. […] Gagner la guerre, c’est contrôler le milieu […] Il ne s’agit plus de percevoir des masses de chars et de localiser des cibles potentielles, mais de comprendre des milieux sociaux, des comportements, des psychologies. Il s’agit d’influencer les volontés humaines par le biais de l’application sélective et proportionnée de la force. […] Les actions militaires sont véritablement «une façon de parler»; toute opération majeure est désormais d’abord une opération de communication dont tous les actes, même mineurs, parlent plus fort que les mots. […] Conduire la guerre, c’est d’abord gérer les perceptions, celles de l’ensemble des acteurs, proches ou lointains, directs ou indirects." (Vincent Desportes, La Guerre probable)


"Les sociétés postmodernes développées sont devenues extrêmement complexes et, par conséquent, très fragiles. Pour prévenir leur effondrement en cas de «panne», elles doivent impérativement se décentraliser (le salut vient des marges et non des institutions). […] Il est impératif de s’appuyer sur les forces locales (milices d’autodéfense, groupes paramilitaires, sociétés militaires privées), d’abord, d’un point de vue pratique en raison de leur connaissance du milieu et des populations, ensuite, parce que c’est de la part de l’État une marque de confiance qui fédère les différentes initiatives et les renforce, enfin et surtout, parce qu’elles sont plus aptes à trouver des solutions à la fois appropriées et originales (non conventionnelles) à des situations délicates. En d’autres termes, la réponse apportée par la guerre non conventionnelle doit être avant tout citoyenne et paramilitaire, plutôt que policière et militaire[…] Si le Hezbollah est devenu un acteur international de premier ordre, si le mouvement néo-zapatiste parvient à représenter une alternative à la mondialisation néolibérale, alors force est d’admettre que le « local » peut interagir avec le « global » et que cette interaction est bel et bien une des caractéristiques stratégiques majeures de notre temps. […] Pour faire court, à une interaction local-global, il faut pouvoir répondre par une autre interaction du même type prenant appui non pas sur l’appareil étatique (diplomatie, armée), mais bel et bien sur l’élément local par excellence – le citoyen." (Bernard Wicht, Vers l’ordre oblique: la contre-guérilla à l’âge de l’infoguerre)


On regarde un peu autrement, après avoir lu cela, le rôle des milices de balayeurs-citoyens et des appels à la délation après les émeutes d’août 2011 en Angleterre, ou l’introduction – puis l’élimination opportune lorsque «le pittbull fut devenu trop gros » – des fascistes d’Aube dorée dans le jeu politique grec. Pour ne rien dire de l’armement récent par l’État fédéral mexicain de milices citoyennes dans le Michoacán. Ce qui nous arrive présentement se résume à peu près ainsi : la contre-insurrection, de doctrine militaire, est devenue principe de gouvernement. Un des télé- grammes de la diplomatie américaine révélés par WikiLeaks en atteste crûment: «Le programme de pacification des favelas reprend certaines des caractéristiques de la doctrine et de la stratégie de contre-insurrection des États-Unis en Afghanistan et en Irak.» L’époque se ramène en dernier ressort à cette lutte, à cette course de vitesse, entre la possibilité de l’insurrection et les partisans de la contre-insurrection. C’est au reste ce que la rare crise de bavardage politique déclenchée en Occident par les « révolutions arabes » avait fonction de masquer. Masquer par exemple que le fait de couper toute communication aux quartiers populaires, ainsi que l’a fait Moubarak aux premiers temps du soulèvement, ne relevait pas d’un caprice de dictateur désemparé, mais de l’application stricte du rapport de l’OTAN Urban operations in the year 2020.

Il n’y a pas de gouvernement mondial ; ce qu’il y a, c’est un réseau mondial de dispositifs locaux de gouvernement, c’est-à-dire un appareil mondial, réticulaire, de contre-insurrection. Les révélations de Snowden en attestent amplement: services secrets, multinationales et réseaux politiques coopèrent sans vergogne, en deçà même d’un niveau étatique dont tout le monde se fout désormais. Et il n’y a pas, en l’espèce, de centre et de périphérie, de sécurité intérieure et d’opérations extérieures. Ce que l’on expérimente sur les peuples lointains, c’est tôt ou tard le sort que l’on réserve à son propre peuple : les troupes qui ont massacré le prolétariat parisien en juin 1848 s’étaient fait la main dans la « guerre des rues», les razzias et les enfumades de l’Algérie en cours de colonisation. Les bataillons de chasseurs alpins italiens, à peine rentrés d’Afghanistan, sont déployés dans le Val de Suse. En Occident, l’emploi des forces armées sur le territoire national en cas de désordre d’importance n’est même plus un tabou, c’est un scénario bien ficelé. De crise sanitaire en attentat terroriste imminent, les esprits y ont été méthodiquement préparés. Partout on s’entraîne aux combats urbains, à la «pacification», à la «stabilisation post-conflit»: on se tient prêt pour les prochaines insurrections.

Il faut donc lire les doctrines contre-insurrectionnelles comme théories de la guerre qui nous est menée, et qui tissent, parmi tant d’autres choses, notre commune situation dans cette époque. Il faut les lire à la fois comme un saut qualitatif dans le concept de guerre en deçà de quoi nous ne pouvons nous situer, et comme miroir trompeur. Si les doctrines de la guerre contre-révolutionnaire se sont modelées sur les doctrines révolutionnaires successives, on ne peut déduire négativement aucune théorie de l’insurrection des théories contre-insurrectionnelles. Là est le piège logique. Il ne nous suffit plus de mener la petite guerre, de l’attaquer par surprise, de dérober toute cible à l’adversaire. Même cette asymétrie-là a été résorbée. En matière de guerre comme de stratégie, il ne suffit pas de rattraper notre retard : il nous faut prendre de l’avance. Il nous faut une stratégie qui vise non l’adversaire, mais sa stratégie, qui la retourne contre elle-même. Qui fasse que plus il croit l’emporter, plus il s’achemine vers sa défaite.

Que la contre-insurrection ait fait de la société elle-même son théâtre d’opérations n’indique en rien que la guerre à mener soit la «guerre sociale» dont se gargarisent certains anarchistes. Le vice essentiel de cette notion, c’est qu’en amalgamant sous une même appellation les offensives menées «par l’État et le Capital» et celles de leurs adversaires, elle place les subversifs dans un rapport de guerre symétrique. La vitrine brisée d’un bureau d’Air France en représailles à l’expulsion des sans-papiers est déclarée «acte de guerre sociale», au même titre qu’une vague d’arrestations contre ceux qui luttent contre les centres de rétention. S’il faut reconnaître à nombre de tenants de la «guerre sociale» une indéniable détermination, ils acceptent par-devers eux de combattre l’État en face à face, sur un terrain, le «social», qui n’a jamais été autre que le sien. Seules les forces en présence sont ici dissymétriques. L’écrasement est inévitable.

L’idée de guerre sociale n’est en fait qu’une mise à jour ratée de celle de «guerre de classe», maintenant que la position de chacun au sein des rapports de production n’a plus la clarté formelle de l’usine fordiste. Il semble parfois que les révolutionnaires soient condamnés à se constituer sur le modèle même de ce qu’ils combattent. Ainsi, comme le résumait en 1871 un membre de l’Association internationale des travailleurs, les patrons étant organisés mondialement comme classe autour de leurs intérêts, le prolétariat devait s’organiser mondialement, en tant que classe ouvrière, et autour de ses intérêts. Comme l’expliquait un membre du tout jeune parti bolchevique, le régime tsariste était organisé en un appareil politico-militaire discipliné et hiérarchique, le Parti devait donc lui aussi s’organiser en appareil politico-militaire discipliné et hiérarchique. On peut multiplier les cas historiques, tous également tragiques, de cette malédiction de la symétrie. Ainsi du FLN algérien, qui n’attendit pas de vaincre pour se rendre si semblable par ses méthodes à l’occupant colonial qu’il affrontait. Ou des Brigades rouges, qui se figuraient qu’en abattant les cinquante hommes qui faisaient, d’après elles, «le cœur de l’État», elles parviendraient à s’emparer de l’appareil en entier. Aujourd’hui, l’expression la plus erronée de cette tragédie de la symétrie sort des bouches gâteuses de la nouvelle gauche : il faudrait opposer à l’Empire diffus, structuré en réseau, mais tout de même doté de centres de commandement, des multitudes, tout aussi diffuses, structurées en réseau, mais tout de même dotées d’une bureaucratie à même, le jour venu, d’occuper les centres de commandement.

Marquée par une telle symétrie, la révolte ne peut qu’échouer – non seulement parce qu’elle offre une cible facile, un visage reconnaissable, mais surtout parce qu’elle finit par prendre les traits de son adversaire. Pour s’en convaincre, ouvrons par exemple Contre-insurrection, théorie et pratique, de David Galula. On y voit méthodiquement détaillées les étapes de la victoire définitive d’une force loyaliste sur des insurgés quelconques. «Du point de vue de l’insurgé, la meilleure cause est par définition celle qui peut attirer le plus grand nombre de soutiens et dissuader le minimum d’opposants. […] Il n’est pas absolument nécessaire que le problème soit criant, bien que le travail de l’insurgé soit facilité si tel est le cas. Si le problème n’est que latent, la première chose à faire pour l’insurgé est de le rendre criant par “l’élévation de la conscience politique des masses”. […] L’insurgé ne doit pas se limiter à l’exploitation d’une cause unique. À moins qu’il ne dispose d’une cause globale comme l’anticolonialisme, suffisante en elle-même car elle combine les problèmes politiques, sociaux, économiques, raciaux, religieux et culturels, il a tout à gagner à choisir un assortiment de causes spécialement adaptées aux différents groupes composant la société dont il cherche à s’emparer.»
Qui est « l’insurgé » de Galula ? Rien d’autre que le reflet déformé du politicien, du fonctionnaire ou du publicitaire occidental: cynique, extérieur à toute situation, dépourvu de tout désir sincère, hormis d’une soif de maîtrise démesurée. L’insurgé que Galula sait combattre est étranger au monde comme il est étranger à toute foi. Pour lui, l’insurrection n’émane jamais de la population, qui n’aspire somme toute qu’à la sécurité et tend à suivre le parti qui la protège le mieux, ou la menace le moins. Celle-ci n’est qu’un pion, une masse inerte, un marais, dans la lutte entre plusieurs élites. Il peut sembler stupéfiant que la compréhension que le pouvoir se fait de l’insurgé oscille encore entre la figure du fanatique et celle du lobbyiste madré – mais cela ne surprend pas moins que l’empressement de tant de révolutionnaires à revêtir ces masques ingrats. Toujours cette même compréhension symétrique de la guerre, même «asymétrique» – des groupuscules qui s’opposent pour le contrôle de la population, et qui entretiennent toujours avec elle un rapport d’extériorité. Là est, à terme, l’erreur monumentale de la contre-insurrection: elle qui a si bien su résorber l’asymétrie introduite par les tactiques de guérilla, continue pourtant à produire la figure du «terroriste» à partir de ce qu’elle est elle-même. Là est donc notre avantage, pour autant que l’on se refuse à incarner cette figure. C’est ce que toute stratégie révolutionnaire efficace doit admettre comme son point de départ. En témoigne l’échec de la stratégie américaine en Irak et en Afghanistan. La contre-insurrection a tellement bien retourné «la population» que l’administration Obama doit assassiner quotidiennement et chirurgicalement tout ce qui, depuis un drone, pourrait ressembler à un insurgé.

S’il s’agit pour les insurgés de mener, contre le gouvernement, une guerre asymétrique, c’est qu’il y a entre eux une asymétrie ontologique, et donc un désaccord sur la définition même de la guerre, sur ses méthodes comme sur ses objectifs. Nous autres révolutionnaires sommes à la fois l’enjeu et la cible de l’offensive permanente qu’est devenu le gouvernement. Nous sommes «les cœurs et les esprits» qu’il s’agit de conquérir. Nous sommes les foules qu’on entend « contrôler». Nous sommes le milieu dans lequel les agents gouvernementaux évoluent et qu’ils comptent mater, et non pas une entité rivale dans la course au pouvoir. Nous ne nous cachons pas en embuscade dans la plèbe de ce monde, car c’est aussi bien en nous que la plèbe se cache. La vitalité et la dépossession, la rage et les coups de vice, la vérité et la feinte, c’est du plus profond de nous-mêmes qu’ils jaillissent. Il n’y a personne à organiser. Nous sommes ce matériau qui grandit de l’intérieur, s’organise et se développe. Là repose la véritable asymétrie, et notre réelle position de force. Ceux qui, au lieu de composer avec ce qu’il y a là où ils se trouvent, font de leur foi, par la terreur ou la performance, un article d’exportation, ne font que se couper d’eux-mêmes, et de leur base. Il n’y a pas à ravir à l’ennemi un quelconque «soutien de la population» ni même sa passivité complaisante : il faut faire en sorte qu’il n’y ait plus de population. La population n’a jamais été l’objet du gouvernement sans être d’abord son produit; elle cesse d’exister en tant que telle dès qu’elle cesse d’être gouvernable. C’est tout l’enjeu de la bataille qui fait sourdement rage après tout soulèvement : dissoudre la puissance qui s’y est trouvée, condensée et déployée. Gouverner n’a jamais été autre chose que dénier au peuple toute capacité politique, c’est-à-dire prévenir l’insurrection.





Couper les gouvernés de leur puissance d’agir politique, c’est ce que fait la police chaque fois qu’elle tente, à l’issue d’une belle manifestation, d’«isoler les violents». Pour écraser une insurrection, rien n’est plus efficace que de provoquer une scission, au sein du peuple insurgé, entre la population innocente ou vaguement consentante et son avant-garde militarisée, nécessairement minoritaire, le plus souvent clandestine, bientôt « terroriste ». C’est à Frank Kitson, le parrain de la contre-insurrection britannique, que nous devons l’exemple le plus accompli d’une telle tactique. Dans les années qui suivirent la conflagration inouïe qui a frappé l’Irlande du Nord en août 1969, la grande force de l’IRA était de faire bloc avec les quartiers catholiques qui s’étaient déclarés autonomes et l’avaient appelée à l’aide, à Belfast et à Derry, pendant les émeutes. Free Derry, Short Strand, Ardoyne : à plus d’un endroit s’étaient organisées ces no-go areas que l’on retrouve si souvent en terre d’apartheid, et qui sont encore aujourd’hui cernées par des kilomètres de peace lines. Les ghettos s’étaient soulevés, avaient barricadé leurs entrées désormais fermées aux flics comme aux loyalistes. Des gamins de 15 ans alternaient matinées d’école et nuits sur les barricades. Les membres les plus respectables de la communauté faisaient des courses pour dix et organisaient des épiceries clandestines pour ceux qui ne pouvaient plus se promener innocemment. Bien que d’abord prise au dépourvu par les événements de l’été, l’IRA provisoire s’est fondue dans le tissu éthique extrêmement dense de ces enclaves en état d’insurrection permanente. Depuis cette position de force irréductible, tout semblait possible. 1972 devait être l’année de la victoire.
Légèrement prise de court, la contre-insurrection déploya les grands moyens: au terme d’une opération militaire sans équivalent pour la Grande-Bretagne depuis la crise de Suez, on vida les quartiers, on brisa les enclaves, séparant ainsi effectivement les révolutionnaires «professionnels » des populations émeutières qui s’étaient soulevées en 1969, les arrachant aux mille complicités qui s’étaient tissées là. Par cette manœuvre, on contraignait l’IRA provisoire à n’être plus qu’une fraction armée, un groupe paramilitaire, certes impressionnant et déterminé, mais voué à l’épuisement, à l’internement sans procès et aux exécutions sommaires. La tactique de la répression aura consisté à faire exister un sujet révolutionnaire radical, à le séparer de tout ce qui faisait de lui une force vivante de la communauté catholique : un ancrage territorial, une vie quotidienne, une jeunesse. Et comme si cela n’était pas encore assez, on organisa de faux attentats de l’IRA, pour achever de tourner contre elle une population paralysée. De counter gangs en false flag operations, tout était bon pour faire de l’IRA un monstre clandestin, territorialement et politiquement détaché de ce qui faisait la force du mouvement républicain: les quartiers, leur sens de la débrouille et de l’organisation, leur habitude de l’émeute. Une fois isolés les «paramilitaires», et banalisées les mille procédures d’exception pour les anéantir, il n’y avait plus qu’à attendre que les «troubles» se dissipent d’eux-mêmes. Lorsque la répression la plus aveugle s’abat sur nous, gardons-nous donc d’y voir la preuve enfin établie de notre radicalité. Ne croyons pas que l’on cherche à nous détruire. Partons plutôt de l’hypothèse que l’on cherche à nous produire. À nous produire en tant que sujet politique, en tant qu’«anarchistes», en tant que «Black Bloc», en tant qu’ « anti-systèmes », à nous extraire de la population générique en nous fichant une identité politique. Quand la répression nous frappe, commençons par ne pas nous prendre pour nous-mêmes, dissolvons le sujet-terroriste fantasmatique que les théoriciens de la contre-insurrection se donnent tant de mal à imiter ; sujet dont l’exposition sert surtout à produire par contrecoup la « population » – la population comme amas apathique et apolitique, masse immature bonne tout juste à être gouvernée, à satisfaire ses cris du ventre et ses rêves de consommation.

Les révolutionnaires n’ont pas à convertir la «population» depuis l’extériorité creuse d’on ne sait quel «projet de société». Ils doivent plutôt partir de leur propre présence, des lieux qu’ils habitent, des territoires qui leur sont familiers, des liens qui les unissent à ce qui se trame autour d’eux. C’est de la vie qu’émanent l’identification de l’ennemi, les stratégies et les tactiques efficaces, et non d’une profession de foi préalable. La logique de l’accroissement de puissance, voilà tout ce que l’on peut opposer à celle de la prise du pouvoir. Habiter pleinement, voilà tout ce que l’on peut opposer au paradigme du gouvernement. On peut se jeter sur l’appareil d’État; si le terrain gagné n’est pas immédiatement rempli d’une vie nouvelle, le gouvernement finira par s’en ressaisir. Raul Zibechi écrit au sujet de l’insurrection aymara d’El Alto en Bolivie en 2003 : « Des actions de cette envergure ne pourraient être menées sans l’existence d’un réseau dense de relations entre les personnes, relations qui sont elles-mêmes des formes d’organisation. Le problème est que nous ne sommes pas disposés à considérer que les relations de voisinage, d’amitié, de camaraderie, de famille, qui se forgent dans la vie quotidienne, sont des organisations au même niveau que le syndicat, le parti et même l’État. […] Dans la culture occidentale, les relations créées par contrat, codifiées à travers les accords formels, sont souvent plus importantes que les loyautés tissées par des liens affectifs.» Nous devons accorder aux détails les plus quotidiens, les plus infimes de notre vie commune le même soin que nous accordons à la révolution. Car l’insurrection est le déplacement sur un terrain offensif de cette organisation qui n’en est pas une, n’étant pas détachable de la vie ordinaire. Elle est un saut qualitatif au sein de l’élément éthique, non la rupture enfin consommée avec le quotidien. Zibechi continue ainsi: «Les organes qui soutiennent le soulèvement sont les mêmes que ceux qui soutiennent la vie collective quotidienne (les assemblées de quartier dans les conseils de quartier d’El Alto). La rotation et l’obligation qui règlent la vie quotidienne règlent de la même façon le blocage des routes et des rues. » Ainsi se dissout la distinction stérile entre spontanéité et organisation. Il n’y a pas d’un côté une sphère pré-politique, irréfléchie, «spontanée» de l’existence et de l’autre une sphère politique, rationnelle, organisée. Qui a des rapports de merde ne peut mener qu’une politique de merde.

Cela ne signifie pas qu’il faille, pour conduire une offensive victorieuse, bannir entre nous toute disposition au conflit – au conflit, non à l’embrouille ou à la manigance. C’est en grande partie parce qu’elle n’a jamais empêché les différences de jouer en son sein – quitte à s’affronter ouvertement – que la résistance palestinienne a pu tenir la dragée haute à l’armée israélienne. Ici comme ailleurs, la fragmentation politique est tout autant le signe d’une indéniable vitalité éthique que le cauchemar des agences de renseignement chargées de cartographier, puis d’anéantir, la résistance. Un architecte israélien écrit ainsi : « Les méthodes de combat israéliennes et palestiniennes sont fondamentalement différentes. La résistance palestinienne est fragmentée en une multitude d’organisations, chacune étant dotée d’une branche armée plus ou moins indépendante – les brigades Ezzedine al-Qassam pour le Hamas, les brigades Saraya al-Qods pour le Djihad islamique, les brigades des martyrs d’Al-Aqsa, la Force 17 et le Tanzim al-Fatah pour le Fatah. À quoi viennent s’ajouter les Comités de résistance populaire (CRP) indépendants et les membres supposés ou réels du Hezbollah et/ou d’Al-Qaïda. L’instabilité des rapports qu’entretiennent ces groupes, oscillant entre coopération, rivalités et conflits violents, rend leurs interactions d’autant plus difficiles à cerner et accroît du même coup leur capacité, leur efficacité et leur résilience collectives. La nature diffuse de la résistance palestinienne, dont les différentes organisations partagent savoirs, compétences et munitions – tantôt organisant des opérations conjointes, tantôt se livrant une farouche concurrence –, limite considérablement l’effet des attaques menées par les forces d’occupation israéliennes.» Assumer le conflit interne lorsqu’il se présente de lui-même n’entrave en rien l’élaboration concrète d’une stratégie insurrectionnelle. C’est au contraire, pour un mouvement, la meilleure manière de rester vivant, de maintenir ouvertes les questions essentielles, d’opérer à temps les déplacements nécessaires.

Mais si nous acceptons la guerre civile, y compris entre nous, ce n’est pas seulement parce que cela constitue en soi une bonne stratégie pour mettre en déroute les offensives impériales. C’est aussi et surtout parce qu’elle est compatible avec l’idée que nous nous faisons de la vie. En effet, si être révolutionnaire implique de s’attacher à certaines vérités, il découle de l’irréductible pluralité de celles-ci que notre parti ne connaîtra jamais une paisible unité. En matière d’organisation, il n’y a donc pas à choisir entre la paix fraternelle et la guerre fratricide. Il y a à choisir entre les formes d’affrontements internes qui renforcent les révolutions et celles qui les entravent.

Knarvalay
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