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A nos amis - FIN

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Message par Knarvalay Dim 5 Juin - 11:10

Le 3 juillet 2011, en réponse à l’expulsion de la Maddalena, des dizaines de milliers de personnes convergent en plusieurs cortèges vers la zone du chantier, occupée par la police et l’armée. Ce fut ce jour-là, dans le Val de Suse, une authentique bataille. Un carabinier un peu aventureux fut même pris et désarmé par les manifestants dans les boschi. Du coiffeur à la grand-mère, presque tout le monde s’était muni d’un masque à gaz. Ceux qui étaient trop vieux pour sortir de chez eux nous encourageaient depuis le seuil de leur maison d’un «Ammazzateli!» – «Tuez-les!». Les forces d’occupation ne furent finalement pas délogées de leur réduit. Et le lendemain, les journaux de toute l’Italie répétaient à l’unisson les mensonges de la police : «Maalox et ammoniac : la guérilla des Black Bloc», etc. En réponse à cette opération de propagande par le faux, une conférence de presse fut convoquée. La réponse du mouvement s’énonça en ces termes: «Eh bien, si attaquer le chantier, c’est être un Black Bloc, nous sommes tous des Black Bloc !». Dix ans plus tôt, presque jour pour jour, la presse aux ordres avait servi la même explication pour la bataille de Gênes: le Black Bloc, entité à la provenance indéterminée, aurait réussi à infiltrer la manifestation et à mettre la ville à feu et à sang, à lui tout seul. Le débat public opposait alors les organisateurs de la manifestation qui défendaient la thèse que ledit Black Bloc était en fait composé de policiers en civil à ceux qui y voyaient plutôt une organisation terroriste dont le siège se trouverait à l’étranger. Le moins que l’on puisse dire, c’est que, si la rhétorique policière est restée identique à elle-même, le mouvement réel, lui, a fait du chemin. Du point de vue de notre parti, une lecture stratégique des quinze dernières années part fatalement du mouvement anti-globalisation, dernière offensive mondiale organisée contre le capital. Il importe peu que l’on date sa naissance de la manifestation d’Amsterdam contre le traité de Maastricht en 1997, des émeutes de Genève en mai 1998 contre l’OMC, du Carnival Against Capital de Londres en juin 1999 ou de Seattle en novembre de la même année. Il importe tout aussi peu que l’on juge qu’il a survécu à l’apogée de Gênes, qu’il était encore vivant en 2007 à Heiligendam ou à Toronto en juin 2010. Ce qui est sûr, c’est qu’a surgi à la fin des années 1990 un mouvement planétaire de critique qui a pris pour cible multinationales et organes mondiaux de gouvernement (FMI, Banque mondiale, Union européenne, G8, OTAN, etc.). La contrerévolution globale qui s’est donné pour prétexte le 11-septembre se comprend comme réponse politique au mouvement anti-globalisation. Après Gênes, la scission qui se donnait à voir à l’intérieur même des « sociétés occidentales » devait être recouverte par tous les moyens. Logiquement, à l’automne 2008, c’est du cœur même du système capitaliste, du lieu qui avait été pris pour cible privilégiée de la critique du « mouvement anti-globalisation» que partit la «crise»: du système financier. C’est que la contre-révolution, quelque massive qu’elle soit, n’a que le pouvoir de geler les contradictions, non de les abolir. Tout aussi logiquement, ce qui revient alors, c’est ce qui, sept ans durant, avait été brutalement refoulé : «Décembre 2008, résumait un camarade grec, ce fut Gênes, à l’échelle d’un pays entier et pendant un mois.» Les contradictions avaient entre-temps mûri sous la glace. Historiquement, le mouvement anti-globalisation restera comme le premier assaut touchant et dérisoire de la petite-bourgeoisie planétaire contre le capital. Comme une intuition de sa prochaine prolétarisation. Il n’y a pas une seule des fonctions historiques de la petite-bourgeoisie – médecin, journaliste, avocat, artiste ou professeur – qui ne s’y soit reconvertie en version activiste: street medics, reporter alternatif d’Indymedia, legal team ou spécialiste d’économie solidaire. La nature évanescente du mouvement anti-globalisation, inconsistant jusque dans ces émeutes de contre-sommet où une matraque qui se lève suffit à faire s’égayer une foule comme un vol de moineaux, se rattache au caractère flottant de la petite-bourgeoisie ellemême, en tant que non-classe de l’entre-deux, à son indécision historique, à sa nullité politique. Le peu de réalité de l’une explique le peu de résistance de l’autre. Il a suffi que se lève le vent d’hiver de la contre-révolution pour pulvériser le mouvement, en quelques saisons.

Si l’âme du mouvement anti-globalisation a été la critique de l’appareil mondial de gouvernement, on peut dire que la «crise» a exproprié les dépositaires de cette critique : les militants et les activistes. Ce qui tombait sous le sens pour des cercles réduits de créatures politisées est maintenant une évidence criante pour tous. Jamais comme depuis l’automne 2008 il n’y a eu autant de sens, et un sens si partagé, à casser des banques, mais, précisément pour cela, jamais il n’y a eu aussi peu de sens à le faire en petit groupe d’émeutiers professionnels. Depuis 2008, tout se passe comme si le mouvement anti-globalisation s’était dissous dans la réalité. Il a disparu, précisément parce qu’il s’est réalisé. Tout ce qui constituait son lexique élémentaire est comme passé dans le domaine public : qui doute encore de l’impudente «dictature de la finance», de la fonction politique des restructurations commandées par le FMI, du «saccage de l’environnement» par la rapacité capitaliste, de la folle arrogance du lobby nucléaire, du règne du mensonge le plus éhonté, de la corruption sans fard des dirigeants ? Qui ne reste estomaqué par le sacre unilatéral du néo-libéralisme comme remède à sa propre faillite ? Il faut se souvenir comme étaient réduites aux cercles militants, il y a dix ans, les convictions qui tissent aujourd’hui le sens commun.

Il n’y a pas jusqu’à son arsenal de pratiques propres que le mouvement anti-globalisation ne se soit fait piller par « les gens ». La Puerta del Sol avait sa Legal Team, sa Medical Team, son Info point, ses hacktivistes et ses tentes de camping, comme hier n’importe quel contre-sommet, n’importe quel camp «No Border». Ce qui a été porté en plein cœur de la capitale espagnole, ce sont des formes d’assemblée, une organisation en barrios et en commissions, et jusqu’à de ridicules codes gestuels, qui tous proviennent du mouvement anti-globalisation. Le 15 juin 2011, à Barcelone, les acampadas ont tenté de bloquer au petit matin, à plusieurs milliers, le parlement de Catalogne pour l’empêcher de voter le «plan d’austérité» – exactement comme on empêchait les représentants des différents pays au FMI de se rendre au centre de conférence, quelques années plus tôt. Les Book Bloc du mouvement étudiant anglais de 2011 sont la reprise dans le cadre d’un « mouvement social » d’une pratique des Tute Bianche dans les contre-sommets. Le 22 févier 2014 à Nantes, lors de la manifestation contre le projet d’aéroport, la pratique émeutière qui consiste à agir masqué en petits groupes mobiles était à ce point diffuse que parler de «Black Bloc» n’était plus qu’une façon de ramener l’inédit au déjà connu, quand ce n’était pas simplement le discours du ministre de l’Intérieur.

Ainsi, notre parti est partout, mais il est à l’arrêt. C’est qu’avec la disparition du mouvement anti-globalisation, la perspective d’un mouvement aussi planétaire que le capital lui-même, et par là capable de lui faire pièce, s’est elle aussi perdue. La première question qui se pose à nous est donc la suivante : comment un ensemble de puissances situées font-elles une force mondiale? Comment un ensemble de communes font-elles un parti historique ? Ou pour le dire autrement: il a fallu, à un certain point, déserter le rituel des contre-sommets avec ses activistes professionnels, ses puppetmasters dépressifs, ses émeutes prévisibles, sa plénitude de slogans et son vide de sens, pour s’attacher à des territoires vécus; il a fallu s’arracher à l’abstraction du global ; comment s’arracher à présent à l’attraction du local ? Traditionnellement, les révolutionnaires attendent l’unification de leur parti de la désignation de l’ennemi commun. C’est leur incurable vice dialectique. «La logique dialectique, disait Foucault, c’est une logique qui fait jouer des termes contradictoires dans l’élément de l’homogène. Et à cette logique de la dialectique je vous propose de substituer, plutôt, une logique de la stratégie. Une logique de la stratégie ne fait pas valoir des termes contradictoires dans un élément de l’homogène qui promet leur résolution en une unité. La logique de la stratégie, elle a pour fonction d’établir quelles sont les connexions possibles entre des termes disparates et qui restent disparates. La logique de la stratégie, c’est la logique de la connexion de l’hétérogène et ce n’est pas la logique de l’homogénéisation du contradictoire.» Aucun lien effectif entre les communes, entre des puissances hétérogènes, situées, ne proviendra de la désignation d’un ennemi commun. Si les militants n’ont, depuis quarante ans qu’ils en débattent, toujours pas tranché la question de savoir si l’ennemi est l’aliénation, l’exploitation, le capitalisme, le sexisme, le racisme, la civilisation ou carrément l’existant en son entier, c’est que la question est mal posée, qu’elle est fondamentalement oiseuse. L’ennemi n’est tout simplement pas quelque chose qui se désigne une fois que l’on s’est arraché à l’ensemble de ses déterminations, une fois que l’on s’est transporté sur on ne sait quel plan politique ou philosophique. Depuis un tel arrachement, toutes les vaches sont grises, le réel est nimbé de l’étrangeté même que l’on s’est infligée : tout est hostile, froid, indifférent. Le militant pourra alors partir en campagne contre ceci ou contre cela, ce sera toujours contre une forme du vide, une forme de son propre vide – impuissance et moulins à vent. Pour quiconque part de là où il est, du milieu qu’il fréquente, du territoire qu’il habite, de l’entreprise dans laquelle il travaille, la ligne de front se dessine d’elle-même, à l’épreuve, au contact. Qui roule pour les salauds ? Qui n’ose pas se mouiller ? Qui prend des risques pour ce à quoi il croit ? Jusqu’où le parti adverse se permet-il d’aller ? Devant quoi recule-t-il ? Sur quoi s’appuie-t-il ? Ce n’est pas une décision unilatérale, mais l’expérience même qui trace la réponse à ces questions, de situation en situation, de rencontre en rencontre. Ici l’ennemi n’est plus cet ectoplasme que l’on constitue en le désignant, l’ennemi est ce qui se donne, ce qui s’impose à tous ceux qui n’ont pas fait le geste de s’abstraire de ce qu’ils sont et de là où ils sont pour se projeter, depuis ce dépouillement, sur le terrain abstrait de la politique – ce désert. Encore ne se donne-t-il qu’à ceux qui ont encore assez de vie en eux pour ne pas fuir instinctivement devant le conflit.

Toute commune déclarée suscite autour d’elle, et parfois même au loin, une géographie nouvelle. Là où il n’y avait qu’un territoire uniforme, une plaine où tout s’échangeait indistinctement, dans la grisaille de l’équivalence généralisée, elle fait sortir de terre une chaîne de montagnes, tout un relief compartimenté, des cols, des cimes, des chemins de traverse inédits entre ce qui est ami, des à-pics impraticables entre ce qui est ennemi. Tout n’est plus si simple, ou l’est autrement. Toute commune crée un territoire politique qui s’étend et se ramifie au fur et à mesure de sa croissance. Et c’est dans ce mouvement qu’elle dessine les sentiers qui mènent vers d’autres communes, qu’elle tisse les lignes et les liens qui font notre parti. Notre force ne naîtra pas de la désignation de l’ennemi, mais de l’effort fait pour entrer les uns dans la géographie des autres. Nous sommes les orphelins d’un temps où le monde se partageait faussement en suppôts et en ennemis du bloc capitaliste. Avec l’effondrement du leurre soviétique, toute grille d’interprétation géopolitique simple s’est perdue. Aucune idéologie ne permet de séparer de loin l’ami de l’ennemi – quelle que soit la tentative désespérée de certains de restaurer une grille de lecture à nouveau rassurante où l’Iran, la Chine, le Venezuela ou Bachar El-Assad font figure de héros de la lutte contre l’impérialisme. Qui pouvait dire d’ici la nature exacte de l’insurrection libyenne? Qui peut démêler, dans l’occupation de Taksim, ce qui relève du vieux kémalisme et de l’aspiration à un monde inédit? Et Maïdan? Qu’en est-il de Maï- dan? Il faut aller voir. Il faut aller à la rencontre. Et discerner, dans la complexité des mouvements, les communes amies, les alliances possibles, les conflits nécessaires. Selon une logique de la stratégie, et non de la dialectique. « Nous devons être dès le début, écrivait le camarade Deleuze il y a plus de quarante ans, plus centralistes que les centralistes. Il est évident qu’une machine révolutionnaire ne peut pas se contenter de luttes locales et ponctuelles: hyper désirante et hyper centralisée, elle doit être tout cela à la fois. Le problème concerne donc la nature de l’unification qui doit opérer transversalement, à travers une multiplicité, non pas verticalement et de manière à écraser cette multiplicité propre au désir.» Dès lors que des liens existent entre nous, la dispersion, la cartographie éclatée de notre parti n’est pas une faiblesse, mais au contraire une façon de priver les forces hostiles de toute cible décisive. Comme le disait un ami du Caire à l’été 2010 : «Je crois que ce qui aura sauvé ce qui se passe en Égypte jusqu’à maintenant, c’est qu’il n’y a pas de leader de cette révolution. C’est cela peut-être la chose la plus désarçonnante pour la police, pour l’État, pour le gouvernement. Il n’y a aucune tête à couper pour que cette chose s’arrête. Comme un virus qui mute en permanence pour préserver son existence, c’est cette façon qu’on a eue de conserver cette organisation populaire, sans hiérarchie, complètement horizontale, organique, diffuse. » Ce qui ne se structure pas comme un État, comme une organisation, ne peut au reste qu’être dispersé et fragmentaire, et trouve dans son caractère de constellation le ressort même de son expansion. À charge pour nous d’organiser la rencontre, la circulation, la compréhension et la conspiration entre les consistances locales. La tâche révolutionnaire est devenue partiellement une tâche de traduction. Il n’y a pas d’esperanto de la révolte. Ce n’est pas aux rebelles d’apprendre à parler l’anarchiste, mais aux anarchistes de devenir polyglottes.

La difficulté suivante qui se pose à nous est celleci: comment construire une force qui ne soit pas une organisation? Là aussi, depuis un siècle que l’on se querelle sur le thème «spontanéité ou organisation», il faut bien que la question ait été mal posée pour n’avoir jamais trouvé de réponse valable. Ce faux problème repose sur une cécité, sur une incapacité à percevoir les formes d’organisation que recèle de manière sous-jacente tout ce que l’on dit «spontané». Toute vie, a fortiori toute vie commune, sécrète d’elle-même des façons d’être, de parler, de produire, de s’aimer, de lutter, des régularités donc, des habitudes, un langage – des formes. Seulement, nous avons appris à ne pas voir de formes dans ce qui vit. Une forme, pour nous, c’est une statue, une structure ou un squelette, en aucun cas un être qui se meut, qui mange, qui danse, chante et s’émeute. Les véritables formes sont immanentes à la vie et ne se saisissent qu’en mouvement. Un camarade égyptien nous racontait: « Jamais Le Caire n’a été aussi vivant que durant le première place Tahrir. Puisque plus rien ne fonctionnait, chacun prenait soin de ce qui l’entourait. Les gens se chargeaient des ordures, balayaient eux-mêmes le trottoir et parfois même le repeignaient, dessinaient des fresques sur les murs, se souciaient les uns des autres. Même la circulation était devenue miraculeusement fluide, depuis qu’il n’y avait plus d’agents de circulation. Ce dont nous nous sommes soudain rendu compte, c’est que nous avions été expropriés des gestes les plus simples, ceux qui font que la ville est à nous et que nous lui appartenons. Place Tahrir, les gens arrivaient et spontanément se demandaient à quoi ils pouvaient aider, ils allaient à la cuisine, brancardaient les blessés, préparaient des banderoles, des boucliers, des lance-pierres, discutaient, inventaient des chansons. On s’est rendu compte que l’organisation étatique était en fait la désorganisation maximale, parce qu’elle reposait sur la négation de la faculté humaine de s’organiser. Place Tahrir, personne ne donnait d’ordre. Évidemment que si quelqu’un s’était mis en tête d’organiser tout cela, ce serait immédiatement devenu le chaos.» On se souvient de la fameuse lettre de Courbet lors de la Commune: «Paris est un vrai paradis: point de police, point de sottises, point d’exaction d’aucune façon, point de disputes. Paris va tout seul comme sur des roulettes, il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement.» Des collectivisations en Aragon en 1936 aux occupations de places des dernières années, les témoignages du même ravissement sont une constante de l’Histoire : la guerre de tous contre tous n’est pas ce qui vient quand l’État n’est pas là, mais ce qu’il organise savamment tant qu’il existe. Pour autant, reconnaître les formes qu’engendre spontanément la vie ne signifie en rien que l’on pourrait s’en remettre à quelque spontanéité pour ce qui est de maintenir, de faire croître ces formes, d’opérer les nécessaires métamorphoses. Cela requiert au contraire une attention et une discipline constantes. Non pas l’attention réactive, cybernétique, instantanée, commune aux activistes et à l’avant-garde du management, qui ne jure que par le réseau, la fluidité, le feed-back et l’horizontalité, qui gère tout sans rien comprendre, depuis le dehors. Non pas la discipline extérieure, sourdement militaire, des vieilles organisations issues du mouvement ouvrier, qui sont d’ailleurs presque partout devenues des appendices de l’État. L’attention et la discipline dont nous parlons s’appliquent à la puissance, à son état et à son accroissement. Elles guettent les signes de ce qui l’entame, devinent ce qui la fait grandir. Elles ne confondent jamais ce qui relève du laisser-être et ce qui relève du laisser-aller – cette plaie des communes. Elles veillent à ce que l’on ne mélange pas tout au prétexte de tout partager. Elles ne sont pas l’apanage de certains, mais le titre à l’initiative de tous. Elles sont à la fois la condition et l’objet du partage véritable, et son gage de finesse. Elles sont notre rempart contre la tyrannie de l’informel. Elles sont la texture même de notre parti. En quarante ans de contre-révolution néolibérale, c’est d’abord ce lien entre discipline et joie qui s’est oublié. On le redécouvre à présent: la discipline véritable n’a pas pour objet les signes extérieurs d’organisation, mais le développement intérieur de la puissance.

La tradition révolutionnaire est frappée de volontarisme comme d’une tare congénitale. Vivre tendu vers demain, marcher vers la victoire est une des rares façons d’endurer un présent dont on ne se masque pas l’horreur. Le cynisme est l’autre option, la pire, la plus banale. Une force révolutionnaire de ce temps veillera plutôt à l’accroissement patient de sa puissance. Cette question ayant été longtemps refoulée derrière le thème désuet de la prise du pouvoir, nous nous trouvons relativement dépourvus dès qu’il s’agit de l’aborder. Il ne manque jamais de bureaucrates pour savoir exactement ce qu’ils comptent bien faire de la puissance de nos mouvements, c’est-à- dire comment ils comptent en faire un moyen, un moyen de leur fin. Mais de la puissance en tant que telle, nous n’avons pas coutume de nous soucier. Nous sentons confusément qu’elle existe, nous percevons ses fluctuations, mais nous la traitons avec la même désinvolture que nous réservons à tout ce qui relève de l’«existentiel». Un certain analphabétisme en la matière n’est pas étranger à la texture mauvaise des milieux radicaux: chaque petite entreprise groupusculaire croit bêtement, engagée qu’elle est dans une lutte pathétique pour de minuscules parts de marché politique, qu’elle sortira renforcée d’avoir affaibli ses rivaux en les calomniant. C’est une erreur: on gagne en puissance en combattant un ennemi, non en l’abaissant. L’anthropophage lui-même vaut mieux que cela : s’il mange son ennemi, c’est parce qu’il l’estime assez pour vouloir se nourrir de sa force.

À défaut de pouvoir puiser dans la tradition révolutionnaire sur ce point, on peut s’en remettre à la mythologie comparée. On sait que Dumézil a abouti, dans son étude des mythologies indoeuropéennes, à sa fameuse tripartition: «Par-delà les prêtres, les guerriers et les producteurs, s’articulent les “fonctions” hiérarchisées de souveraineté magique et juridique, de force physique et principalement guerrière, d’abondance tranquille et féconde. » Omettons la hiérarchie entre les « fonctions » et parlons plutôt de dimensions. Nous dirons ceci: toute puissance a trois dimensions, l’esprit, la force et la richesse. La condition de sa croissance est de les tenir toutes trois ensemble En tant que puissance historique, un mouvement révolutionnaire est ce déploiement d’une expression spirituelle – qu’elle prenne une forme théorique, littéraire, artistique ou métaphysique –, d’une capacité guerrière – qu’elle soit orientée vers l’attaque ou l’autodéfense – et d’une abondance de moyens matériels et de lieux. Ces trois dimensions se sont composées diversement dans le temps et dans l’espace, donnant naissance à des formes, à des rêves, à des forces, à des histoires chaque fois singulières. Mais chaque fois que l’une de ces dimensions a perdu le contact avec les autres pour s’en autonomiser, le mouvement a dégénéré. Il a dégénéré en avant-garde armée, en secte de théoriciens ou en entreprise alternative. Les Brigades rouges, les situationnistes et les boîtes de nuit – pardon, les «centres sociaux» – des Désobéissants comme formules-types de l’échec en matière de révolution. Veiller à son accroissement de puissance exige de toute force révolutionnaire qu’elle progresse simultanément sur chacun de ces plans. Rester entravé sur le plan offensif, c’est à terme manquer d’idées sagaces et rendre insipide l’abondance de moyens. Cesser de se mouvoir théoriquement, c’est l’assurance d’être pris au dépourvu par les mouvements du capital et perdre la capacité de penser la vie dans nos lieux. Renoncer à construire des mondes de nos mains, c’est se vouer à une existence de spectre. «Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance grandit – qu’un obstacle est en voie d’être surmonté», écrivait un ami. Devenir révolutionnaire, c’est s’assigner un bonheur difficile, mais immédiat.

Nous ne savons pas si l’insurrection aura des airs d’assaut héroïque, ou si ce sera une crise de larmes planétaire - un brutal accès de sensibilité après des décennies d’anesthésie, de misère, de bêtise.

Knarvalay
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